Pendant la crise, des libertés à défendre

Création : 26 mars 2020
Dernière modification : 20 juin 2022

Auteur : Sébastien Adalid, professeur de droit public à l’université du Havre

La crise du Covid-19 ouvre un temps incertain. Elle remet en cause notre vision de la modernité, fondée sur la conquête d’une maîtrise des aléas sanitaires. Les progrès de la science et de la médecine ont permis d’éradiquer certaines maladies et de prévenir l’issue fatale d’autres, mais en aucun cas de lever tout aléa sanitaire.

Le temps est alors incertain car notre maîtrise est illusoire et, avec elle, les promesses de la modernité s’effritent. Elles ont, pourtant, commencé à s’effriter depuis longtemps. La crise écologique a démontré les limites de notre modèle. En faisant resurgir une menace disparue de la mémoire collective, la crise actuelle souligne que notre modèle ne garantit aucun progrès durable.

Cette remise en cause est salutaire. Il faut cependant savoir défendre certains acquis. La facilité avec laquelle nous avons cédé nos libertés, au nom de l’enjeu sanitaire, interpelle. Collectivement, nous n’avons montré aucune résistance idéologique à la privation d’une de nos libertés les plus fondamentales : la liberté d’aller et venir. Pire, les rares résistances semblent n’être que le fruit d’un individualisme exacerbé, ceux qui refusent le confinement au nom de désagréments que cela leur cause, aux dépens de la collectivité.

Repenser le lien du collectif et de l’individuel paraît nécessaire, en cette période étrange où, au nom du collectif, nous avons renoncé à la liberté. C’est à la défense de ces libertés que nous devons nous atteler. Pour cela, il faut lire les deux lois adoptées par le Parlement samedi 21 et dimanche 22 mars 2020. Une très courte loi organique et une longue loi ordinaire. L’une comme l’autre appellent à une très grande vigilance collective.

Nous sommes, à nouveau, soumis à un régime d’exception. Après l’état d’urgence « classique » sous lequel nous avons vécu pendant deux ans après les attentats, voilà « l’état d’urgence sanitaire ». Dans le droit français, deux types d’état d’urgence cohabitent. Cette multiplication des régimes d’exception démontre, en creux, leur enracinement dans le droit mais surtout dans la conscience collective.

L’habitude nous a gagnés, au nom de la sureté d’abord, maintenant au nom de la santé, de laisser nos libertés se réduire. Ce n’est pas une nouveauté, l’état d’exception a une tendance à s’ancrer. Il faut lutter contre cette tendance et dénoncer avec force les abus que l’urgence pousse nos gouvernants à commettre, et les gouvernés à accepter. Les deux lois vont loin, certainement trop loin, dans ce qu’il est acceptable des restrictions de nos libertés, mais aussi de l’évolution de l’exercice du pouvoir.

À en croire la Constitution : « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et le référendum ». Or, dans l’adoption des lois précitées, la représentation a été ignorée, tandis que l’exécutif est – une fois de plus – renforcé.

La représentation ignorée

Comment a-t-on pu adopter, aussi vite, deux lois, alors que la France est confinée et que certains députés sont malades ? La réponse est aussi simple que choquante : les lois ont été adoptées sans eux, au mépris de la Constitution. La Constitution est claire : « Le droit de vote des membres du Parlement est personnel (…) nul ne peut recevoir de délégation de plus d’un mandat ». Pour autant, les deux lois précitées n’ont été adoptées qu’en présence des présidents de groupe politique, et deux de leurs membres. Pour cela : « un dispositif permettra aux présidents des groupes politiques de porter les votes de tous les députés de leur groupe » (source Assemblée nationale).

L’Assemblée nationale reprend une pratique courante au Sénat, permettant aux présidents de groupe de voter pour l’ensemble de leur groupe. Le Conseil constitutionnel cautionne depuis 1987 cette pratique. Elle a été abolie à l’Assemblée nationale en 1993.

Sa résurgence est inquiétante. Il est problématique d’user d’une technique à la constitutionnalité douteuse pour adopter une loi organique, et une loi d’exception. Alors que le gouvernement appelle l’ensemble des français à télé-travailler, rien ne justifie que les députés ne puissent faire de même… Les modalités d’adoption de ces lois en disent long sur le rapport aux contre-pouvoirs de nos dirigeants.

Le contrôle parlementaire sur l’état d’urgence sanitaire est plus réduit que pour l’état d’urgence. D’après la loi de 1955, l’état d’urgence ne peut être proclamé par l’exécutif que pour douze jours, sa prolongation exige une loi. Ce délai est porté à un mois en matière sanitaire.

Le contrôle parlementaire quotidien qui s’était installé, à partir de juillet 2016, s’annonce plus limité. En effet, les assemblées devaient recevoir, « sans délai » une copie des actes pris par les autorités administratives. Cette faculté ne leur est pas reconnue par la loi du 23 mars. Seul est maintenu leur droit de : « requérir toute information complémentaire dans le cadre du contrôle et de l’évaluation de ces mesures ».

Le Sénat avait pourtant ajouté, en première lecture, la possibilité pour les assemblées de demander aux autorités administratives communication des mesures adoptées. La commission mixte paritaire a supprimé cet amendement.

C’est là un bien mauvais signe d’élus qui se refusent à eux-mêmes les moyens d’exercer leur mission de contrôle, alors même qu’ils confient des pouvoirs exorbitants à l’exécutif.

L’exécutif renforcé

L’état d’exception se caractérise par le transfert de pouvoirs du parlement vers le gouvernement, ce que prévoit justement la loi ordinaire du 23 mars 2020. Cependant, un tel transfert trouve aujourd’hui ses limites.

Le 25 mars 2020, le gouvernement a adopté 25 ordonnances, sur le fondement de la loi ordinaire du 23 mars. Les domaines couverts par l’habilitation sont extrêmement larges. Le Gouvernement peut adopter des mesures afin de « faire face aux conséquences économiques, financières et sociales » : mise en place de mesures de soutien à la trésorerie, modification du droit du travail, ou du code de commerce, etc. L’habilitation couvre aussi : « les conséquences de nature administrative ou juridictionnelle, de la propagation de l’épidémie ».

De telles habilitations sont classiques en période de crise. Cependant, l’ampleur des habilitations est inquiétante, dans un contexte de confinement où toute contestation est, par définition, impossible et toute responsabilité limitée.

La crise rend l’exécutif en partie irresponsable. Il est, par nature, moins responsable que le parlement : l’élaboration des ordonnances se fait dans l’urgence, en l’absence de concertation et de débat. Leur nombre rendra difficile leur lisibilité et leur compréhension.

Mais surtout, la crise sanitaire a conduit l’exécutif à se défausser de ses responsabilités sur le corps scientifique et médical. Il n’y a plus de décision politique, mais des décisions dictées par la science, que les élus ne font que transcrire dans le droit.

Ainsi, l’état d’urgence sanitaire prévoit la création d’un « comité de scientifiques ». Deux de ses membres seront nommés respectivement par les Présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat. À défaut de préciser le nombre de membres, rien ne garantit une influence réelle de ces derniers. Le président du comité sera nommé par le Président de la République. Son rôle est de rendre de façon périodique : « des avis sur l’état de la catastrophe sanitaire, les connaissances scientifiques qui s’y rapportent et les mesures propres à y mettre un terme ». Ces avis seront : « rendus publics sans délai ».

Le pouvoir est, in fine, transféré du parlement au gouvernement, qui s’en remet lui-même aux experts. Toute chaine de légitimation avec le peuple est brisé, alors même que le peuple, lui, voit ses libertés se réduire.

L’objectif des lois étudiées est de limiter la propagation du virus, à partir d’un axiome simple : les hommes diffusent le virus, pour arrêter sa diffusion, il faut confiner les hommes. Leur objectif, et on le comprend, est de diminuer les libertés. En revanche, il est plus délicat de comprendre pourquoi la justice est, elle aussi, diminuée.

Les libertés sacrifiées

La loi ordinaire créé un « état d’urgence sanitaire », intégré au code de la santé. Ce nouvel état d’urgence n’est pas une déclinaison de l’état d’urgence classique, régi par la loi de 1955 et qui n’est intégré dans aucun code. En intégrant le nouvel état d’urgence dans le code de la santé, la loi du 23 mars fait rentrer ce régime dans le droit commun.

Or, cet état d’urgence est beaucoup plus restrictif que le précédent. Certaines mesures sont identiques, comme l’interdiction de la circulation de personnes ou de véhicules. Beaucoup sont largement plus contraignantes, comme : la possibilité, pour le Premier ministre « d’interdire aux personnes de sortir de leur domicile », la « mise en quarantaine » ou de mesures « de placement et de maintien en isolement ».  L’état d’urgence touche aussi la vie économique. Il permet la réquisition de biens et services, voire de personnes, le contrôle des prix et : « toute autre mesure réglementaire limitant la liberté d’entreprendre, dans la seule fin de mettre fin à la catastrophe sanitaire ». Cette formule inquiète par sa généralité et son imprécision.

L’article 3 habilite le gouvernement à modifier, par voie d’ordonnance, des mesures « destinées à adapter le dispositif de l’état d’urgence sanitaire ». Cet état d’urgence réducteur des libertés, adopté par des assemblées vides, pourra donc être modifié par le seul gouvernement.

Il existe des garde-fous. Le texte prévoit la possibilité pour le juge administratif d’être saisi. Cependant, les habilitations données au gouvernement autorisent de vastes dérogations à l’organisation judiciaire.

La justice diminuée

La justice ordinaire sera largement limitée par les mesures adoptées par voie d’ordonnance. Le gouvernement pourra modifier les règles relatives : « aux délais de procédure et de jugement, à la publicité des audiences et à leur tenue, au recours à la vidéoconférence devant ces juridictions et aux modalités de saisines de la juridiction et d’organisation de contradictoire devant les juridictions ». De même, pourront être modifiées : « les règles relatives au déroulement des gardes à vues », notamment la durée de celle-ci sans présentation devant un magistrat.

Dans ces quelques lignes, le cœur des mécanismes contentieux de protection des libertés fondamentales est évoqué. Le contenu des ordonnances nous renseignera sur les atteintes qui seront réellement portées à ces libertés. La vraie question est cependant : quis custodiet custodiet ? Dans un tel contexte : qui garde nos gardiens ? Vraisemblablement, ce n’est pas le Conseil constitutionnel.

La loi organique adoptée le 22 mars ne contient qu’un seul article, dont l’objet est de suspendre les délais afférents à la question prioritaire de constitutionnalité, qui permet à toute juridiction de saisir le Conseil constitutionnel si : « une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit ». La question transite par le Conseil d’Etat ou la Cour de cassation, avant d’être éventuellement transmise au Conseil constitutionnel. L’ensemble de ces juridictions dispose de trois mois pour se prononcer. À partir de la promulgation de la loi, et jusqu’au 30 juin, ces délais sont suspendus.

D’après le gouvernement, la situation actuelle remet en cause la célérité des juridictions. Des questions pourraient être transmises au Conseil constitutionnel sans filtre. Il convient alors de « desserrer la contrainte des délais ».

Desserrer la contrainte juridique pour faire face à l’urgence. Toute la logique de l’état d’exception est là. Pour sauver le système, il faut en contourner, pendant un temps, les règles. Le moyen serait légitime parce que l’objectif est louable. Jusqu’où aller ? Si le juge n’est plus là pour poser la limite, ce sera aux citoyens de le faire.

Sébastien Adalid est professeur de droit public à l’université du Havre, chercheur au Centre de recherche sur les mutations sociales et les mutations du droit (CERMUD). Sébastien Adalidid ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son poste universitaire.

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