Selon Nadine Morano “les 3000 étrangers ‘fichés S’ pour radicalisation, il faut les expulser”

Création : 27 octobre 2020
Dernière modification : 21 juin 2022

Auteur : Paul Blutteau, étudiant en master de droit public général à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et trésorier adjoint de l’Association des droits humains de La Sorbonne, sous la direction de Tania Racho, docteure en droit public de l’Université Paris II Panthéon-Assas

Source : BFMTV, le 17 octobre 2020

Tout d’abord, les fiches S ne constituent ni un indicateur de la dangerosité des personnes, ni un outil destiné au suivi de leur radicalisation. Ensuite, si l’expulsion d’une personne étrangère constitue l’une des attributions du pouvoir réglementaire, elle ne peut pas être décidée sur le seul fondement d’un fichier de police tel qu’une fiche S.

Samuel Paty, un professeur d’histoire-géographie, a été décapité le vendredi 16 octobre 2020 quelques jours après avoir montré des caricatures représentant Mahomet lors d’un cours d’éducation civique. Quelques minutes après avoir commis son crime, son assaillant l’a revendiqué sur Twitter en affirmant avoir agi au nom d’Allah. Invitée sur le plateau de BFM TV le lendemain en réaction à ce drame, Nadine Morano, députée européenne membre du parti Les Républicains, a proposé que tous les 3 000  étrangers fichés S soient expulsés du territoire français sur le champ. Indépendamment des aspects matériels, cette proposition n’est pas réalisable en droit, pour les raisons suivantes.

D’abord, le fichage “S” n’est pas limité aux personnes soupçonnées de radicalisation  religieuse. La « fiche S » constitue une des vingt-et-une catégories du fichier des personnes recherchées (FPR) : un document géré par le ministère de l’Intérieur ayant pour objet de faciliter les recherches, les surveillances et les contrôles. Ce fichier S réunit toutes les personnes « faisant l’objet de recherches pour prévenir des menaces graves pour la sécurité publique ou la sûreté de l’État ». Les fiches peuvent viser des personnes aux profils très divers, du militant écologiste au manifestant altermondialiste régulier, sans se limiter aux personnes liées à l’islamisme radical.

De même, les fiches S ne déterminent en rien le niveau de dangerosité des individus. Une personne peut être visée par un tel fichage sans pour autant avoir commis de délit ou de crime, mais en raison du simple fait d’avoir été en relation avec une personne soupçonnée de représenter un danger par exemple. Ainsi, comme l’a précisé un rapport émis par le sénat en 2018, le fichier S ne constitue « ni un indicateur de la dangerosité des personnes, ni un outil destiné au suivi de la radicalisation ». Pour toutes ces raisons, et contrairement à ce qu’affirme indirectement Nadine Morano, les fiches S ne peuvent pas être confondues avec une liste de potentiels terroristes islamistes présents sur notre territoire.

Ensuite, il est impossible en droit d’expulser une personne sur le seul fondement d’une fiche S. Les fiches S n’ont qu’une fonction préventive permettant de procéder à une surveillance discrète et de mener une enquête. Elle n’ont pas de fonction répressive. Le simple fait qu’une personne soit fichée S n’est donc pas suffisant pour justifier son arrestation ou encore moins son expulsion. L’expulsion constitue une sanction administrative visant à éloigner une personne étrangère du territoire. Cette décision interdit tout retour sur le territoire français (à la différence de l’Obligation de quitter le territoire français (OQTF) qui doit pour cela être assortie d’une interdiction de retour sur le territoire (IRTF)). C’est pourquoi le régime de l’expulsion est strict : par exemple, le droit français ne permet pas d’expulser une personne vers un pays en guerre. Ainsi, les Libyens ou les Syriens sur notre territoire ne devraient en principe pas pouvoir faire l’objet de cette mesure. De même, un étranger ne peut pas être renvoyé dans un pays dont il apporte la preuve que sa vie, sa liberté ou son intégrité y est menacée. Enfin, pour mettre à exécution une décision d’expulsion, la France doit obtenir l’accord du pays d’origine pour y renvoyer les individus. Ce mécanisme est souvent complexe à engranger pour des raisons diplomatiques.

L’expulsion suppose également un examen individuel du cas de la situation de chaque personne visée : pas d’expulsion collective possible sur un même motif commun. Pour qu’une personne  puisse être expulsée, sa présence en France doit constituer une menace grave à l’ordre public, de nécessité impérieuse pour la sûreté de l’État ou la sécurité publique. Cette menace doit être proportionnée au regard des conséquences que l’expulsion engendrerait pour l’étranger si elle est mise à exécution. Les autorités compétentes devront alors tenir compte d’éléments relevant de la situation de la personne visée comme l’âge à laquelle elle est arrivée, son ancienneté sur le territoire, ses attaches privées et familiales et son comportement. Il en résulte que certains étrangers qui résident en France depuis leur jeune âge bénéficient d’une protection quasi absolue et ne pourront pas être reconduits à la frontière, sauf s’ils ont porté atteinte aux intérêts fondamentaux de l’État. Or, l’existence d’une fiche S, si elle peut constituer un critère allant dans le sens d’une menace potentielle, n’est pas suffisante pour entraîner automatiquement une expulsion du territoire français.

Cela découle de l’interdiction formulée par le Conseil constitutionnel de fonder exclusivement une décision administrative sur un fichier de police, interdiction qu’on retrouve en droit de l’Union européenne : en 2016, a été adopté un règlement relatif au traitement des données à caractère personnel interdisant toute décision affectant de manière significative une personne fondée sur un traitement automatisé. Ainsi, les 3000 étrangers visés par Nadine Morano ne pourront en aucun cas être expulsés de manière automatique sur le seul fondement de leur   fichage S.

Enfin, s’agissant de la décision de Gérald Darmanin d’expulser de France 231 étrangers fichés S, ces personnes sont en situation irrégulière en France. L’expulsion devrait de ce fait être plus facile à exécuter. Mais les conditions expliquées précédemment devront tout de même être remplies : gravité de la menace pour l’ordre public, et accord du pays d’origine. Contactée, Nadine Morano n’a pas répondu à nos questions.

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