Nouveau « code vestimentaire » à l’Assemblée nationale, ou comment interdire certaines formes d’expression sans craindre un contrôle du juge

Création : 7 février 2018
Dernière modification : 17 juin 2022

Autrice : Sophie de Cacqueray, maître de conférence (HDR) en droit

Le 24 janvier dernier, le Bureau de l’Assemblée nationale a décidé de modifier son Instruction générale afin que la tenue vestimentaire des députés ne soit plus le prétexte à la manifestation de l’expression d’une quelconque opinion. Cette nouvelle règle, qui échappe au contrôle du juge, suscite des interrogations au regard des droits et libertés des parlementaires, et du respect de la Constitution.

Tenue correcte exigée. Désormais, à l’Assemblée nationale, « la tenue vestimentaire adoptée par les députés dans l’hémicycle doit rester neutre et s’apparenter à une tenue de ville. Elle ne saurait être le prétexte à la manifestation de l’expression d’une quelconque opinion : est ainsi notamment prohibé le port de tout signe religieux ostensible, d’un uniforme, de logos ou messages commerciaux ou de slogans de nature politique ». C’est ce que prévoit l’instruction générale du bureau (IGB, article 9) telle que modifiée par le Bureau de l’Assemblée le 24 janvier. Cela signifie que l’expression des opinions des députés est et restera exclusivement orale. Cette restriction s’ajoute à celle qui existait déjà : « l’utilisation, notamment pendant les questions au Gouvernement, à l’appui d’un propos, de graphiques, de pancartes, de documents, d’objets ou instruments divers est interdite. Lorsque ceux-ci sont utilisés par un ou plusieurs députés appartenant à un même groupe pendant l’intervention de l’un de ses membres, le Président peut retirer immédiatement la parole à ce dernier. »

Une modification en réaction à certains comportements. La décision du Bureau de modifier l’IGB fait suite à l’attitude de certains nouveaux députés élus en juin 2017. François Ruffin, député La France Insoumise, était ainsi apparu dans l’hémicycle, lors de la séance du 7 décembre 2017, portant un maillot de football. Le Président de l’Assemblée nationale, en vertu de son pouvoir disciplinaire, lui avait alors infligé un rappel à l’ordre avec inscription au procès-verbal, qui a entrainé une privation du quart de son indemnité parlementaire. Face à la médiatisation de ce geste et ensuite à la venue récurrente de plusieurs députés sans cravate dans l’hémicycle, le Président de l’Assemblée nationale avait émis le souhait de voir le Bureau de l’Assemblée renforcer les règles en vigueur. Reste que le texte adopté le 24 janvier dernier semble pour l’instant inefficace puisque le député Ruffin a brandi son chéquier dans l’hémicycle 30 janvier 2018 sans que le Président ne lui fasse la moindre remarque.

Une modification bien commode : l’instruction générale du Bureau est un document interne à l’Assemblée nationale, méconnu et à l’abri de tout recours devant un juge. Les règles de fonctionnement des assemblées parlementaires sont inscrites dans leur règlement, lequel doit, selon la Constitution (art. 61 al.1er), être soumis au Conseil constitutionnel avant son application. Or depuis 1958, le Conseil constitutionnel a rendu pas moins de 79 décisions relatives aux règlements des assemblées (Assemblée nationale et Sénat). Chaque fois, il a veillé au respect des prérogatives du gouvernement et de l’équilibre institutionnel, mais aussi à la préservation des droits des parlementaires et notamment ceux de la minorité. Ce qu’on appelle l’instruction générale du bureau (IGB) n’est qu’un texte d’application du règlement de l’Assemblée, qui est adopté et modifié par le Bureau (organe de direction de l’Assemblée). C’est ce texte (art. 9) qui a été modifié et pas le règlement de l’Assemblée. Pourquoi ne pas avoir directement modifié le règlement lui-même sur une question aussi sensible que l’expression même des parlementaires ? Pour deux raisons : d’abord, la procédure de modification de l’IGB (une simple décision du Bureau) est plus simple que celle tendant à modifier le règlement de l’Assemblée (vote plénier d’une proposition de résolution). Ensuite, aucun contrôle du Conseil constitutionnel n’est prévu. Pas non plus de contrôle par le juge ordinaire, qui considère que l’IGB ne peut être contesté devant lui (immunité juridictionnelle). En conséquence, depuis 1958, les deux assemblées ont parfois été tentées d’insérer dans leur IGB des dispositions qui auraient dû figurer dans le règlement, uniquement afin qu’elles échappent à tout contrôle juridictionnel. Exemple : les « questions au gouvernement », créées 1974 et insérées dans l’IGB au lieu du règlement car la Constitution ne les autorisait pas à l’époque.

Et les droits et libertés des parlementaires dans tout ça ? En procédant à une modification de l’IGB au lieu du règlement, le Président de l’Assemblée évite d’avoir à répondre à certaines questions qui pouvaient pourtant se poser. D’abord, la Constitution (art. 26) prévoit une immunité pour chaque parlementaire : « aucun membre du Parlement ne peut être poursuivi, recherché, arrêté, détenu ou jugé à l’occasion des opinions ou votes émis par lui dans l’exercice de ses fonctions ». Cette immunité (ou irresponsabilité) garantit les parlementaires contre les poursuites motivées par leur expression lors d’une séance à l’Assemblée, et protège donc leur liberté d’expression. Cette immunité est même perpétuelle puisqu’elle continue à s’appliquer après la fin du mandat parlementaire. Seule limite, les opinions et votes émis par le parlementaire doivent se rattacher à sa fonction parlementaire (Conseil constitutionnel, décision du 7 nov. 1989). Or, en prévoyant que la tenue vestimentaire « ne saurait être le prétexte à la manifestation de l’expression d’une quelconque opinion », la nouvelle version de l’IGB semble entrer en contradiction avec l’article 26 de la Constitution qui consacre justement la liberté d’expression du parlementaire. Le nouveau « code vestimentaire » interroge aussi car il ne peut faire l’objet d’aucun recours devant le juge en raison du principe de séparation des pouvoirs. C’est pourquoi le juge administratif se déclare incompétent pour statuer sur une sanction disciplinaire infligée à un parlementaire (Conseil d’État, décision du 28 mars 2011, à propos du député Maxime Gremetz). Cela signifie que si un parlementaire devait être sanctionné sur la base de l’article 9 de l’IGB, il ne pourrait contester cette sanction devant un juge. Or il existe un principe du droit au recours juridictionnel, garanti à la fois par l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et la Convention européenne des droits de l’homme (art. 13), laquelle s’applique bien aux parlementaires selon la Cour européenne des droits de l’homme (décision du 17 mai 2016).

Et revoilà le principe de laïcité.  On voit également resurgir les débats sur la laïcité puisqu’est aussi interdit le port de signes religieux ostensibles à l’Assemblée. Or le port de signes religieux peut être assimilé à une opinion, donc protégée par l’article 26 de la Constitution. De plus le principe de laïcité (et plus largement celui de neutralité) ne s’impose pas aux élus car ils ne sont pas des agents publics (Conseil constitutionnel, décision du 21 fév. 2013). Ainsi par exemple, un maire qui en conseil municipal prive de parole un conseiller municipal au motif qu’il porte un signe religieux, se rend coupable de discrimination. En effet selon le juge, le port d’un signe d’appartenance religieuse au sein d’un conseil municipal ne trouble en rien la séance (sauf preuve contraire),  et aucune loi ne permet au maire d’interdire aux élus de manifester publiquement leur appartenance religieuse (Cour de cassation, Chambre criminelle, décision du 1er sept. 2010). L’interdiction de signes religieux dans l’hémicycle paraît d’autant plus surprenante que l’Assemblée nationale a longtemps compté dans ses rangs des ecclésiastiques portant la soutane en séance (Abbé Pierre) ou des députés manifestant ostensiblement leurs croyances religieuses (Philippe Grenier qui siégeait en costume traditionnel musulman, ou Christine Boutin qui aurait sorti sa bible lors des débats sur le PACS).

Tous ces éléments conduisent à douter de la constitutionnalité de ce nouveau « code vestimentaire ».

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