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Le ministre des Finances norvégien, Jens Stoltenberg. Crédits : Photo par Kirill Kudryavtsev / AFP

Le modèle fiscal norvégien prouve-t-il l’inefficacité de la taxe Zucman ?

Création : 29 octobre 2025

Auteur : Nicolas Turcev, journaliste

Relectrice : Clara Robert-Motta, journaliste

Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun

Secrétariat de rédaction : Nicolas Turcev, journaliste

Source : CitizenX, le 5 octobre 2025

Plusieurs élus et internautes comparent la taxation sur la fortune proposée par l’économiste Gabriel Zucman à la récente hausse de la fiscalité sur les patrimoines en Norvège, qui aurait conduit les citoyens les plus fortunés du royaume à s’exiler. Mais l’analogie souffre de nombreuses approximations.

La Norvège donne-t-elle un aperçu du no man’s land économique qui attend la France en cas d’adoption de la controversée taxe Zucman sur les plus grosses fortunes ? Le député LR, Philippe Juvin, en semble persuadé. « En 2022, la Norvège a taxé ses hauts patrimoines. 315 Norvégiens fortunés se sont exilés avec leur entreprise, l’emploi a chuté de 33 %, et les investissements de 22 %. Il y a eu un effet immédiat », a affirmé l’élu en commission des finances, le 20 octobre 2025.

Comme lui, plusieurs internautes dressent des parallèles avec la politique fiscale du royaume scandinave pour étayer leur opposition à la taxe Zucman. Selon l’un d’entre eux, la « taxe Zucman norvégienne » aurait eu pour conséquence de délocaliser 46 milliards d’euros de patrimoine, « entraînant une perte nette [pour les recettes fiscales] de 381 millions d’euros [la devise norvégienne est la couronne, mais par souci de clarté, les chiffres seront indiqués en euros, ndlr] ».

Mais en réalité, la comparaison entre les situations française et norvégienne souffre d’approximations, comme l’a déjà relevé l’AFP. Alors que l’instauration de cet impôt doit être discutée en séance publique d’ici à la fin de la semaine dans le cadre de l’examen du projet de loi de finances 2026, Les Surligneurs font les comptes.

1 800 contre 600 000

De quoi parle-t-on ? La taxe Zucman est une proposition de nouvel impôt sur les plus hautes fortunes. Conçue par l’économiste Gabriel Zucman et soutenue par la gauche, cette mesure créerait une taxe de 2 % sur les patrimoines de plus de 100 millions d’euros. 1 800 foyers seraient concernés, sur les 40 millions que compte la France, et le montant des recettes est estimé entre 15 et 25 milliards d’euros par an. D’autres économistes évaluent plutôt les rentrées fiscales à 5 milliards d’euros.

La Norvège, elle, dispose bien d’un impôt sur la fortune depuis 1892. Il est de 1 % pour tous les foyers qui détiennent un patrimoine net (immobilier, entrepreneurial et financier) de plus de 150 000 euros, et de 1,1 % pour les fortunes supérieures à 1,76 million d’euros. En 2023, 654 947 Norvégiens s’étaient acquittés de cet impôt, selon les données du bureau norvégien des statistiques (SSB). Soit près de 12 % de la population.

Autrement dit, l’assiette de la taxe norvégienne est bien plus large que celle de la taxe Zucman, qui ne concernerait que les très grandes fortunes. Logiquement, les recettes fiscales par foyer de ces deux impôts diffèrent elles aussi. Tandis que la taxe Zucman pourrait rapporter, selon les estimations, entre 3 et 11 millions d’euros par foyer prélevé, l’impôt norvégien rapporte en moyenne 3 800 euros par foyer, selon le SSB.

L’exode des riches Norvégiens

Le rehaussement de la taxe norvégienne en 2022 est-il vraiment responsable de l’exil de 315 des plus grosses fortunes du pays, comme le disent les internautes ? Une chose est sûre, des dizaines de riches Norvégiens ont bien quitté le pays ces dernières années. En moyenne, entre 2022 et 2024, 240 citoyens (169 foyers) parmi les 1 % les plus riches du pays se sont exilés chaque année, selon un rapport du bureau statistique norvégien, contre 150 (111 ménages) sur la période 2014-2021.

Autrement dit, en plus de ceux qui partaient déjà, 270 très riches Norvégiens ont quitté le pays depuis la hausse de l’impôt sur la fortune. Soit un chiffre proche des 315 exilés présenté sur les réseaux sociaux. Mais cet exode ne peut être attribué à cette seule mesure.

D’abord, parce que l’augmentation de la taxe sur le patrimoine s’inscrit dans une hausse de la fiscalité plus générale décidée par le gouvernement Støre (gauche), qui a renforcé l’imposition des dividendes et des plus-values en 2023. Autrement dit, comme le note le bureau statistique norvégien, il est compliqué d’isoler l’effet de l’impôt sur la fortune dans la recherche des causes de l’émigration.

Mais surtout, cet exode se concentre sur une courte période. Les départs de capitaux détenus par les riches Norvégiens augmentent en 2022 et 2023, puis baissent en 2024, pour s’établir au même niveau qu’en 2016. Or, en 2022 et 2023, les ménages fortunés optant pour l’exil fiscal bénéficiaient d’un régime avantageux. Ils pouvaient contourner « l’exit tax » visant à imposer les avoirs détenus par des Norvégiens qui s’installent à l’étranger. Ce « trou dans la raquette » a finalement été comblé en 2024.

« Je crois que l’émigration [des riches Norvégiens] qui s’est déroulée en 2022 et 2023 [visait] à exploiter cette échappatoire », estime le professeur d’économie à l’université de Bergen, Ole-Andreas Elvik Næss, cité par le quotidien économique Dagens Næringsliv. D’autres analystes évoquent aussi un possible rattrapage des départs, mis en pause pendant la période Covid, tout en soulignant le rôle de la lourdeur fiscale.

Des estimations bien trop élevées

Dans leur bagage, les plus fortunés Norvégiens établis hors du pays auraient emporté avec eux 46 milliards d’euros de patrimoine, selon plusieurs publications. En appliquant la taxe à 1,1 %, le royaume se serait donc privé de 506 millions d’euros de recettes fiscales, d’après une analyse publiée sur le site de CitizenX, une entreprise qui propose des services pour devenir résident fiscal suisse.

Étant donné que le gouvernement espérait, avec la hausse de la taxe appliquée en 2022, collecter 125,5 millions d’euros supplémentaires, sa mesure aurait généré une perte sèche de 380 millions d’euros pour les finances publiques, détaille un visuel de CitizenX repris sur les réseaux sociaux.

Mais comme le relève l’AFP, ces calculs sont erronés. Ils se fondent peut-être sur l’estimation du professeur à la Norwegian Business School, Ole Gjems-Onstad, cité dans le Guardian, qui estimait en 2023 que le patrimoine total des riches exilés depuis la hausse de la taxe sur la fortune s’établissait à 600 milliards de couronnes norvégiennes, soit quasiment les 46 milliards d’euros avancés par CitizenX.

Or, les fortunes brutes avant déductions ne permettent pas de calculer l’assiette imposable, comme l’explique le bureau de la statistique norvégien dans son rapport. Il est aussi possible que CitizenX ait confondu des couronnes norvégiennes et des dollars en se basant sur un article de presse relayant les estimations du ministère des Finances norvégien, qui affirme qu’entre 2021 et 2023, les riches émigrés fiscaux ont emporté avec eux 54 milliards de couronnes norvégiennes de patrimoine imposable.

Là encore, d’après ce document, 2022 arrive en tête : cette année-là, la fortune imposable des riches exilés s’élevait à 36 milliards de couronnes, soit 3 milliards d’euros. Le journal économique libéral Finansavisen estime, lui, que son montant réel est plus proche du double, soit aux alentours de 6 milliards d’euros.

Mais en définitive, peu importe le chiffre retenu, aucun n’accrédite l’analyse de CitizenX diffusée sur les réseaux sociaux. Avec l’exil des très riches, la Norvège aurait plutôt perdu entre 33 et 66 millions d’euros de recettes fiscales liées à la taxe sur la fortune par an, et entre 100 et 200 millions d’euros au total sur la période 2022-2024. Bien loin des 506 millions d’euros annoncés.

La taxe sur la fortune, elle, a généré 2,4 milliards d’euros en 2023, selon les chiffres du SSB. Le gouvernement prévoit que ce montant atteigne 3 milliards d’euros en 2025. Soit 45 à 90 fois les pertes de recettes fiscales annuelles estimées liées à l’exil des riches contribuables norvégiens.

Mauvais pays

Quant à l’affirmation du député LR Philippe Juvin selon laquelle la taxe sur la fortune norvégienne causerait une baisse de 33 % de l’emploi et de 22 % de l’investissement, elle ne concerne ni la Norvège, ni un pays tout entier.

Ces chiffres sont tirés d’une étude, repérée par l’AFP, du National Bureau of Economic Research de Cambridge, dans le Massachusetts. Ses auteurs reprennent d’anciens travaux qui analysent les effets de l’impôt sur la fortune en Suède et au Danemark. Ils concluent que le départ à l’étranger du dirigeant d’une société conduit à une baisse de 33 % de l’emploi au sein de l’entreprise et une baisse de 22 % des investissements reçus.

Mais ils soulignent aussi que la cessation d’activité de la structure n’aurait pas de conséquences graves sur le tissu économique, les emplois étant absorbés dans le reste de la sphère productive. Autrement dit, l’exil fiscal des riches, constatent les chercheurs, n’a qu’un effet modéré sur l’économie : les départs provoqués par une hausse d’un point de la taxation des hauts patrimoines n’entraînent qu’une baisse de 0,02 % de l’emploi.