4/4 – Think tank… ou lobby ?

Création : 7 mai 2021
Dernière modification : 22 juin 2022

Autrice : Anaëlle Bossière, doctorante en droit public, Université Paris-Saclay

AUteur : Jean-Paul Markus, professeur de droit public, Université Paris-Saclay

Think tank. Le mot est à la mode. Nos médias, personnalités et partis politiques usent et abusent de cet anglicisme – que les autorités officielles de la langue française désespèrent de nous faire transformer en “laboratoire à idées” – pour nourrir et valider leur propos. Le think tank est très méconnu en dehors de milieux avertis. Il fait l’objet d’amalgames, et en particulier avec le lobby. Lobby et think tank sont-ils réellement synonymes ?  Faut-il considérer – comme on le fait parfois – que les think tanks ne sont que des faux nez ne servant qu’à dissimuler des lobbies ? Tentative de réponse.

Think tank, quésaco ?

Historiquement, le terme trouve son origine dans l’argot américain de la fin du XIXe siècle. Il désignait la tête/le cerveau d’une personne puis, par extension, une personne atteinte d’un trouble mental. Entre la Première et la Seconde Guerre mondiale, il entre dans le jargon militaire pour désigner un lieu sûr où l’État-major américain peut se réunir afin d’élaborer ses plans et stratégies. C’est en 1959 qu’il prend son sens moderne, désignant le Centre d’études avancées des sciences comportementales de l’Université américaine de Stanford et de la célèbre RAND Corporation. Think tank devient alors un label à part entière qui, depuis, s’est internationalisé. Aujourd’hui, les think tanks sont présents partout dans le monde. La France figure d’ailleurs parmi les États les plus actifs en ce domaine.

Pour autant, il n’existe aucune définition officielle, et encore moins de statut juridique du think tank. En France, les think tanks sont souvent fondés sur la loi 1901 en tant qu’association, parfois reconnue d’utilité publique. Ce sont des OVNI juridiques. Reste le Robert : le think tank y est défini comme un “groupe de réflexion privé qui produit des études sur des thèmes de société au service des décideurs”.

L’amalgame entre lobby et think tank

L’ambiguïté est réelle et parfois soulignée par la presse, qui voit très souvent dans les think tanks des vitrines de lobbies, ce qui n’est pas toujours faux. Cela tient à ce que les deux entités ont bien des points communs. Tout comme les think tanks, les lobbies souffrent d’une définition et d’un encadrement juridique lacunaire, ce qui a déjà été évoqué aux Surligneurs. Les deux ont souvent recours au statut d’association, et tentent d’incarner un pont entre la sphère privée politico-citoyenne et la sphère des décideurs publics. Il est ainsi aisé d’associer l’un à l’autre, mais aussi d’instrumentaliser la notion de lobby contre les think tanks, pour discréditer ces derniers. La position adoptée par la Commission européenne va dans ce sens, puisqu’elle ne cherche pas à distinguer et les regroupe sous le label de « groupes et organisations représentant des intérêts spécifiques » au sein de son registre de transparence.

Il est vrai que presque toute la littérature relative aux think tanks évoque de façon plus ou moins directe les rapports entre lobbies et think tanks. Ainsi, dès 1989, le Professeur de science politique américain Kent Weaver identifie  des “advocacy tanks”, un type dérivé de think tank ouvertement militant et revendiquant une idéologie forte, qu’il cherche à imposer. Dès lors, certains universitaires en viennent à parler de l’art des think tanks de faire du lobbying, quand la presse évoque le think tank comme un lobby intellectualisé.

Lobbies et think tanks auraient-ils  intérêt à cet amalgame ?

Concernant les think tanks, leur amalgame avec les lobbies est un fond de commerce vital. Se démarquer dans le champ politique est une tâche ardue. En tant que nouveaux venus, les think tanks ont dû s’imposer dans le paysage institutionnel. Comment exister ou être entendu, et surtout, comment se financer pour continuer à exister ?  Marc Patard et la professeure Lucile Desmoulins démontrent par leurs travaux doctoraux que, pour émerger, les think tanks ont dû professionnaliser leur action. Cette professionnalisation les a conduits à adopter un mimétisme des lobbies. Or, l’efficacité du lobbying n’est plus à démontrer, tant pour leur propre financement que pour la diffusion des idées qu’ils véhiculent.  Les think tanks – en l’état actuel des choses – ont également besoin de cette manne pour exister.

Concernant les lobbies, leur amalgame avec les think tanks est hautement profitable. Les lobbies souffrent d’un déficit d’image, au contraire des think tanks qui bénéficient d’un label plus flatteur. C’est donc une manière d’avancer masqué. En ce sens, le Professeur de science politique américain Andrew Rich met en évidence cette quête ardente des lobbies pour décrocher l’étiquette de think tank, afin d’apparaître plus crédibles. Après le greenwashing, le think tank-washing !

En pratique, l’amalgame entre think tanks et lobbies semble donc se vérifier. Il est même soigneusement entretenu. Ce sont pourtant deux concepts bien différents.

Think tank et lobby, deux concepts différents aux buts opposés

L’amalgame entre lobbies et think tanks révèle une perversion du modèle de base. Il y aurait un dévoiement du concept originel des think tanks. C’est un frein à la crédibilité et à l’émergence des think tanks, car ces derniers  refusent d’être assimilés aux lobbies et d’ailleurs ils n’en sont pas. Le professeur de sociologie Thomas Medvetz démontre dans ses écrits doctoraux que les think tanks sont à la croisée des champs politique, universitaire, économique et  médiatique. Ils ont vocation à identifier et combler des carences, à occuper un espace institutionnel vacant pour opérer une médiation entre tous ces champs. D’où les amalgames possibles, mais pour autant le think tank n’est pas un lobby.

Le politiste Marc Patard le démontre, en partant du constat ou présupposé que le processus de décision publique était gangréné par le monde politique inique et corrompu des États-Unis autour des années 1860. Face à cela, les think tanks, au départ, avaient pour but d’incarner l’idée selon laquelle la production d’études savantes et citoyennes, publiques, permettrait de démocratiser la prise de décision publique et donc aussi de l’améliorer. C’est la raison pour laquelle le think tank se définit pratiquement par opposition au lobby.

Si le lobby a vocation à promouvoir des intérêts particuliers auprès des décideurs publics, le think tank tend à promouvoir des objectifs d’intérêt général (ou supposés tels) et propose les moyens d’y parvenir. La logique est donc inversée. De plus, les think tanks ont la maîtrise de leur agenda, au sens où ils n’ont pas de commanditaire, au contraire des lobbies. Le profit pécuniaire n’est pas un but des think tanks, au contraire bien souvent des lobbies. Surtout, les méthodes de promotion de leurs idées sont différentes : pour reprendre les mots de la professeure Lucile Desmoulins : ”les think tanks sont légitimes dans leur action quand ils proposent, mais non quand ils prescrivent”. Prescrire relève en revanche de la compétence des lobbies.

La différence : le “faire savoir” contre le “faire valoir”

En somme, ce qui distingue le think tank du lobby est leur différence de rapport à l’influence sur les décideurs publics. Tout a de l’influence sur un décideur public : du pied duquel il s’est levé, au dernier rapport de la Commission des lois de l’Assemblée nationale ou du Sénat. Influencer fait partie du jeu démocratique. En faire un acte volontaire – et même son métier -, c’est la vocation des seuls lobbies.

Nous l’avons dit, les think tanks n’ont pas de commanditaires. Ils agissent par eux-mêmes en vue de l’intérêt général (ou ce qu’ils considèrent comme tel). S’ils influencent le décideur public, c’est de façon passive. Les travaux d’un think tank doivent informer et non faire pression le décideur. Un think tank décide donc quand et pourquoi il présente des travaux au décideur public, tout se passe par écrit en général, au travers d’un argumentaire le plus objectif possible.

Les lobbies, eux, ont des commanditaires qui peuvent être tant une branche industrielle, qu’un parti politique, un État, ou même tout groupement visant un intérêt particulier, même collectif. Cela ne signifie en rien que les lobbies agissent nécessairement contre l’intérêt général. Mais leur vision de l’intérêt général est biaisée par définition, puisqu’ils ont un commanditaire, c’est-à-dire un intérêt sectoriel à faire valoir. Et c’est cela qui a des conséquences juridiques. Car de ce fait, le lobby a vocation à influencer activement la décision publique, en exerçant une pression, écrite ou orale bien souvent – sur le décideur public, afin de faire valoir la volonté du commanditaire.

Il faut donc, pour distinguer un think tank d’un lobby, vérifier l’absence ou la présence d’un commanditaire, identifier la nature passive ou active de l’influence et enfin vérifier l’existence d’un intérêt sectoriel en marge de l’intérêt général.

Renforcer les textes sur la transparence

Le renforcement de la transparence des comptes et actions, tant des lobbies que des think tanks, est ainsi nécessaire. Cela permettra une vérification plus fiable des critères de distinction. Les législations européenne et française (la loi Sapin II) ne demandent qu’à être perfectionnées sur ce plan. Parallèlement, des chartes se mettent en place, comme celle de l’IRIS par exemple, assorties de systèmes d’évaluation indépendante. Cela représente un petit pas, mais un pas tout de même, vers la distinction évoquée.

Enfin, il faut éliminer les points de friction qui jettent les think tanks dans le lobbying, ou qui poussent les lobbyistes à se déguiser en think tanks. Peut-être faut-il imaginer une voie juridique uniquement dédiée au “faire-savoir” des think tanks, par opposition au “faire-valoir” des lobbies. La qualité de leurs travaux ne suffit pas à les faire connaître et apprécier par les décideurs publics. La question de leur équilibre financier doit également être étudiée, si l’on estime que les think tanks sont utiles dans une démocratie : leur activité ne peut être en permanence tournée vers leur survie par la recherche de moyens, sans quoi la qualité de leurs travaux en pâtira.

Lobby et think tank apparaissent ainsi comme des frères ennemis. L’un et l’autre seront toujours proches … mais leurs natures se distinguent par leur influence passive ou active sur la décision publique. En ce sens, Tocqueville s’interroge dans son célèbre ouvrage De la démocratie en Amérique : “Près du pouvoir qui dirige, s’il vient à s’établir un pouvoir dont l’autorité morale soit presque aussi grande, peut-on croire qu’il se borne longtemps à parler sans agir” ?  Aujourd’hui, le lobby aurait vocation à participer au pouvoir, pas le think tank.

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