2/3 – La Cour européenne des droits de l’homme sur l’immigration : “pas de désinformation massive, c’est une petite bonne nouvelle”
Dernière modification : 22 juin 2022
Auteurs : Justine Coopman, Juliette Dudermel, Anaïs Faucher, Chloé Langlais, Hervé Mafuta Kansis, Anastasia Danai Maraka et Ithry Marouan, master droit européen, Université de Lille
Relectrice : Tania Racho, docteure en droit européen
Ce deuxième volet sur la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) envisage la question de l’immigration, qui est prégnante aujourd’hui en Europe. Certains pays européens ont parfois des difficultés à faire face aux vagues migratoires, dont notamment la Grèce, frontalière de la Turquie et porte d’entrée vers l’Europe, ainsi que de l’Italie, qui fait face à une arrivée des réfugiés par la mer. Paradoxalement, la désinformation sur l’action de la CEDH en matière d’immigration y est assez faible alors qu’on ne peut pas en dire autant sur l’immigration elle-même.
Néanmoins, les droits fondamentaux des personnes en migration ne sont pas toujours respectés en Europe, comme en témoigne l’exemple du camp de Moria sur l’île de Lesbos qualifié de “tragédie immense” par l’ONU, avant même les incendies de septembre 2020. La désinformation prolifère au sein de l’Europe sur ces questions, les responsables politiques ne souhaitant pas mettre en lumière les problématiques inhérentes aux flux migratoires, par la voix de politiques souvent sous la pression de l’opinion publique.
En Espagne, une décision importante sur les questions migratoires applaudie par l’extrême droite
Dans une décision rendue par sa très solennelle Grande chambre en février 2020, la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que l’Espagne n’avait pas violé la Convention (articles 13 et 4 du protocole n°4) après le “renvoi immédiat“, sans aucune décision administrative ou judiciaire, de deux migrants qui tentaient de franchir les clôtures de l’enclave de Melilla. Pour la CEDH, les requérants s’étaient mis eux-mêmes dans une situation d’illégalité en tentant de franchir le dispositif de protection de la frontière de Melilla tout en profitant de l’effet de masse, alors qu’il existait des procédures d’entrée officielles prévues à cet égard. Ainsi, la Cour considère que leur renvoi immédiat est la “conséquence de leur propre comportement” et que l’Espagne n’a de ce fait pas violé la CEDH.
Cette position de la formation solennelle de la CEDH n’était pas celle retenue par la première chambre qui a traité l’affaire. En effet, celle-ci avait donné raison aux deux migrants en 2017. C’est cette première décision qui avait été polémique en Allemagne, notamment auprès du parti d’extrême droite allemand AFD. Alice Weidel, porte-parole adjointe du parti, avait de ce fait désigné les juges de la CEDH de “barjots” ayant attribué 5000 euros de compensation pour les demandeurs d’asile rejetés.
Le revirement de jurisprudence en 2020 a réjoui les membres du parti qui ont salué la décision. Martin E. Renner, membre du Bundestag, a ainsi tweeté “verdict réjouissant !”. Dans un article du magazine publié par l’AFD, le parti déclare que cette décision “est le signal que nous devons envoyer au monde, et non les messages de bienvenue hypocrites que les Verts, la gauche et les rouges envoient déjà pour attirer encore plus de prétendus ‘réfugiés’”.
Selon Nadia Horstmann, maîtresse de conférence en droit européen à l’Université Heinrich Heine de Düsseldorf, la CEDH ne fait pas particulièrement l’objet de campagnes de désinformation en Allemagne, mais ses décisions sont fortement critiquées par certains partis, notamment à l’extrême droite.
Une Cour saluée plutôt que décriée
Lorsque la CEDH est citée, c’est surtout quand elle rend des décisions dans des affaires emblématiques qui poussent les citoyens à s’intéresser aux droits de l’homme. Le Comité des ministres du Conseil de l’Europe, organe chargé de veiller au respect des décisions de la CEDH, traite surtout de la question des actions des forces de sécurité, la protection contre les mauvais traitements, la légalité de la détention et des conditions d’accueil des migrants. Mais le sujet principalement débattu est celui de la durée des procédures judiciaires et les recours effectifs.
En Grèce, une décision de la CEDH a mené à une plus grande information des citoyens plutôt qu’à une désinformation. Dans l’affaire Chowdury de 2017, la Grèce était accusée de “travail forcé ou obligatoire” (interdit par l’article 4 de la Convention européenne). Pour cause, des localités grecques avaient recruté des migrants bangladais pour la cueillette des fraises, alors qu’ils n’avaient pas de permis de travail et ne recevaient pas de salaire. La Cour a dû se prononcer sur les conditions d’emploi de ces réfugiés et condamné la Grèce pour travail forcé.
Cet arrêt a agi comme un coup de tonnerre et a mené à une prise de conscience de la société grecque qui s’est davantage intéressée aux questions relatives aux droits de l’homme. Le député Fotis Kouvelis aurait notamment pris la parole sur cette décision, relevant que l’esclavage moderne était inadmissible dans une société démocratique – selon les propos rapportés par une avocate interne à la Commission nationale grecque des droits de l’homme.
Quant à l’Italie, c’est la question de l’interception et du refoulement des étrangers en situation irrégulière qui fait débat, comme avec les décisions Khlaifia de 2016 et Hirsi Jamaa de 2012. Dans la première, des étrangers irrégulièrement entrés sur le territoire avaient été interceptés par les autorités et détenus. Était contesté devant la Cour le fait de ne pas avoir eu accès à un recours effectif et d’être détenus dans les centres d’accueil de l’île de Lampedusa sans fondement légal et sans avoir pu exposer aux autorités italiennes leurs conditions dégradantes. Les requérants dans l’affaire Khlaifia s’opposaient également à leur refoulement, pourtant prohibé par la Convention qui interdit les expulsions collectives d’étrangers (article 4 Protocole n°4).
La Cour a tout d’abord estimé que l’Italie avait manqué à ses obligations du fait de la privation de liberté des migrants dans des centres d’accueil de manière arbitraire (article 5 de la Convention). Ensuite, elle a également condamné l’Italie, les requérants n’ayant pas eu la possibilité de dénoncer leurs conditions dégradantes dans les centres d’accueil aux autorités italiennes (article 13 et 3 de la Convention). Enfin, la Cour rejette l’argument des requérants contestant la possibilité de procéder à leur refoulement, c’est-à-dire la possibilité pour l’Italie de refuser l’accueil des migrants sur le territoire et le renvoi dans leur pays d’origine.
Plus tard, la Cour a rendu une nouvelle décision qui revient partiellement sur la précédente, puisqu’elle interdit le refoulement des étrangers même s’ils ne sont pas sur le territoire européen. C’était au sujet de bateaux de migrants partant de la Libye où ils ne bénéficiaient d’aucune protection, notamment contre le renvoi dans leurs pays d’origine où ils risquent d’être persécutés ou tués. Le ministre de l’Intérieur Annamaria Cancellieri avait alors assuré que “des contacts étroits sont en cours avec les nouveaux dirigeants libyens afin de relancer la coopération opérationnelle entre les deux pays. Chaque initiative entreprise sera marquée par le respect absolu des droits de l’homme et la sauvegarde de la vie des hommes en mer“.
Force est de constater que cette promesse n’avait pas été respectée en 2018, puisque de nombreuses violations des droits fondamentaux étaient encore constatées. Amnesty international a notamment démontré la complicité de l’Italie dans la négociation des droits fondamentaux infligés par la Libye à de nombreux migrants.
L’Union européenne plus médiatisée que la CEDH sur les questions migratoires
En Italie, il y a eu un changement de perspective dans la manière dont est médiatisée la CEDH. Si au départ elle n’apparaissait que très rarement, le sujet suscite aujourd’hui une attention croissante de la presse écrite, tout en restant moins médiatisée que la Cour de justice de l’Union européenne.
Concernant la Grèce, les citoyens ont pris la pleine mesure des compétences de la CEDH, qu’ils confondaient auparavant assez facilement avec celles de la Cour de justice de l’Union européenne, après des décisions rendues qui ont fait date, par exemple sur l’application de la charia en Grèce – une décision qui avait fait grand bruit en France à l’extrême droite – ou sur le pacte de vie commune dans l’affaire Vallianatos, ayant encouragé une apparition des droits de l’homme dans le débat public.
Le projet de Boris Johnson, Premier ministre britannique, d’installer des “machines à vagues” dans la Manche pour repousser les embarcations des migrants vers les côtes françaises montre à quel point les questions migratoires préoccupent le Royaume-Uni. Un professeur spécialiste des droits de l’Homme à l’Université d’Oxford a confié aux Surligneurs qu’il y a deux aspects à prendre en compte lorsque l’on parle de l’immigration au Royaume-Uni : la préoccupation spécifique du pays à ce sujet, portée par les figures politiques, religieuses et la tradition et le mécontentement plus large à propos de l’Europe qui s’immisce dans la politique d’immigration.
De plus, comme le souligne le Professeur britannique Philip Leach, “l’idée fausse selon laquelle la Cour [européenne des droits de l’homme] est une créature de l’UE, et non du Conseil de l’Europe, est encore répandue”. Pour ces raisons, les politiques et médias britanniques ont désigné un coupable : “l’Europe”. Par méconnaissance ou par opportunisme, l’Europe est souvent présentée de manière générale, sans distinction entre l’Union européenne et la CEDH.
En octobre 2020, le média polonais FAKT titre : “Malgré le coronavirus, les immigrants arrivent en masse en Pologne”. L’article affirme que la tendance à la croissance des étrangers inscrits dans le système national d’assurance (données officielles de l’institution d’assurance sociale, ZUS) a été observée depuis que la Pologne a rejoint l’Union européenne en 2004. Il semblerait que ce même média considère également que l’immigration permette d’améliorer le système de retraite polonais.
Le média FAKT donne la parole à Grzegorz W. Kolodko, ancien vice-premier ministre et ministre des Finances. Dans son dernier livre De la théorie économique à la pratique politique (Od ekonomicznej teorii do politycznej praktyki), Kolodko explique que l’ouverture à l’immigration doit être associée à une stratégie nationale de modelage de l’offre du marché du travail : “Sans elle, le capital ne pourra pas influencer un investissement intérieur efficace (…).” Il envisage par ailleurs l’opportunité de s’allier avec les voisins européens dans l’élaboration de règles de politique migratoire communes : “Il faut se joindre au nouvel accord sur les règles d’accueil des réfugiés, qui se forme entre les anciens membres de l’Union européenne, en particulier les plus grands pays – l’Allemagne, la France, l’Italie et l’Espagne –, postuler que les immigrés d’Ukraine et d’autres républiques post-soviétiques devraient également être inclus dans les comptes généraux des flux de population.”
Au vu de ces considérations, il est évident que la question migratoire est un sujet éminemment politique. Certains propos de personnalités politiques tendent à jeter le discrédit sur les décisions de la Cour avec lesquelles ils ne sont pas d’accord. Cependant, il n’y a pas de désinformation massive sur le sujet, les décisions rendues permettant dans certains pays d’éveiller la considération des citoyens à l’égard du drame humain qu’est la crise de l’accueil des réfugiés. Le débat porte plus sur le fond du sujet des migrations – quoique souvent avec des données erronées –, que sur des fausses interprétations des décisions de la Cour européenne des droits de l’homme. C’est sans doute une petite bonne nouvelle pour cette institution européenne, et pour la qualité du débat public.
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