2/3 – Frontières en Europe, cible privilégiée de désinformation : le rôle des émotions
Dernière modification : 22 juin 2022
Auteurs : Solweig Bourgueil, Jeanne Ducasse, Léon Gautier, Inès Hammadi, master droit européen, Université Paris-Est Créteil
Relecteur : Vincent Couronne, docteur en droit européen, Université Paris-Saclay
Les réseaux sociaux sont un des principaux terrains de propagation des fausses informations. Le sujet des migrations et de la protection des frontières de l’UE ne fait pas exception, un constat qui s’observe à travers toute l’Europe. Cette désinformation se fonde sur les sentiments qui animent les citoyens européens, les internautes derrière leur écran, sur le thème des mouvements migratoires. Diabolisation, anxiété et problématiques socio-économiques nourrissent ces fausses informations et favorisent leur implantation dans les discours.
Nombre de fausses informations circulent sur la gestion des frontières en Europe et ce phénomène s’est amplifié depuis la crise migratoire de 2015 et la crise sanitaire du Covid-19.
À ce jeu dangereux, les extrêmes droites européennes manient très bien les émotions afin de justifier l’adhésion de leurs sympathisants et discréditer l’Europe. Deux émotions majeures ressortent de la désinformation et contribuent à son adhésion et sa diffusion, la colère et l’anxiété. Ces émotions sont aussi bien utilisées par les politiques d’extrême droite que les médias russes, grands pourvoyeurs de désinformation dans le but de déstabiliser l’Europe.
Les émotions utilisées pour obtenir l’adhésion
Au début de la crise migratoire, des médias pro-russes tels que Geopolitica diffusaient des articles laissant paraître que la crise des migrants aurait été ingérable, des articles qui participaient à la diffusion en France d’un climat de peur et d’anxiété.
Les émotions jouent un rôle dans la diffusion de la désinformation, comme le montre un article de ce média publié le 29 octobre 2016 où les migrants sont présentés comme une menace, un danger alors qu’eux-mêmes fuient le danger dans leur pays : « Les multiples incendies volontaires illustrent bien l’incapacité des autorités publiques à faire face aux flux migratoires… les bâtisses brûlées, toutes les preuves de viols et autres crimes s’envolent en fumée ».
Pourtant, Thibaut Fleury-Graff professeur de droit international à l’université Paris-Saclay et co-porteur projet de recherche RefWar sur la protection des exilés de guerre, rappelle pour le think tank le Club des juristes, qu’en fait de “crise” migratoire, en ce qui concerne spécifiquement la France, “il ne s’agit pas d’une “explosion” des chiffres, c’est l’aboutissement d’une augmentation constante et soutenue depuis une dizaine d’années” et qui aboutit à une « saturation des dispositifs d’accueil« . Contacté, le chercheur considère qu’il y a “plutôt une crise de l’accueil que des migrations”.
Le média russe Geopolitica contribue également à la diffusion d’informations douteuses comme dans un article du 14 septembre 2016 qui, reprenant une information du journal conservateur allemand Die Welt, jette le doute sur le fait que les Syriens présents en Allemagne seraient des réfugiés, mettant ce mot entre guillemets – ces exilés de guerre sont pourtant bien éligibles à l’asile selon la Convention de Genève de 1951 –, et révèlerait que ces personnes feraient des séjours dans leur pays d’origine. L’utilisation du conditionnel illustre bien l’incertitude de cette information, et ne vise qu’à instaurer une méfiance vis-à-vis des migrants.
Or ces doutes sont infondés. D’abord, lorsque des réfugiés retournent pour un séjour dans leur pays d’origine, c’est que la menace pour laquelle ils ont obtenu le statut de réfugié n’a plus lieu d’être et ce statut peut alors leur être retiré. Mais il existe des situations que le BAMF (office allemand des migrations et des réfugiés) considère toutefois comme exceptionnelles et justifiant le retour au pays d’origine, comme le fait d’assister à un enterrement ou de rendre visite à des membres de sa famille gravement malades. Si un réfugié retourne pour ces raisons dans son pays, cela n’entraîne pas automatiquement une perte de son statut de réfugié. La Diakonie, l’oeuvre sociale de l’Église protestante allemande estime que les Syriens qui rentrent chez eux pour des visites sont des cas très rares et que ces personnes sont retournées séjourner dans leur pays pour rendre visite à une personne gravement malade ou s’opposer à une saisie de propriété par le régime syrien.
En tout état de cause, le statut de réfugié d’une personne est réexaminé par le BAMF tous les trois ans. En 2018, ces réévaluations ont concerné près de 53 000 Syriens. À la fin, le statut de réfugié a été retiré à seulement 248 personnes.
En Hongrie, la désinformation vient aussi du parti au pouvoir
La particularité de la Hongrie tient au fait que la désinformation vient aussi et surtout du parti au pouvoir. La diffusion de fausses informations passe par des vidéos sponsorisées par le gouvernement hongrois, comme en décembre 2019 avec une vidéo diffusée sur Facebook qui détournait une déclaration de Guy Verhofstadt, député européen : “nous avons besoin de plus de migrants”. Si le président du groupe ADLE (centre droit) au Parlement européen a bien prononcé cette phrase, il ajoutait ensuite – ce qui a été coupé sur la vidéo du gouvernement hongrois – “mais des migrants légaux”. Des chiffres et des images chocs accompagnent ces images, et on y affirme que des centaines de personnes auraient perdu la vie dans des attaques depuis le début de la crise migratoire. On y voit plusieurs scènes de violence. Pourtant, les photos utilisées pour illustrer la vidéo ne montrent pas des violences commises par les migrants mais par des citoyens européens. C’est bien la recherche de la peur du migrant qui est désirée par le Gouvernement Hongrois, en dépit de la réalité.
En Grèce, le gouvernement conservateur de Kyriakos Mitsotakis est ouvertement critiqué notamment pour sa gestion de la frontière avec la Turquie, un sujet qui a animé le sommet des membres de l’OTAN lundi 14 juin. Une fausse information publiée sur le site internet Army Voice indiquait même que les forces militaires turques occupaient illégalement le territoire grec. Army Voice recense l’ensemble de l’actualité des forces armées grecques, les informations publiées sont donc destinées à un public sensible aux sujets de défense nationale. La publication de désinformation de ce type a un but bien précis : instiller un sentiment tant de peur que de colère en prétendant révéler que l’État grec a perdu une de ses prérogatives fondamentales : la gestion de ses frontières.
Or en y regardant de près, on constate que cette fausse information n’est pas partie de rien : les armées turques et grecques ont bel et bien conduit un exercice sur le sol grec… mais c’était pour installer une barrière afin de contrôler les passages de migrants. Le gouvernement a dû lui-même démentir cette fausse information.
Quand le gouvernement grec n’est pas critiqué pour son laxisme, c’est pour son potentiel zèle dans la protection de ses frontières et sa lutte contre l’immigration clandestine qu’il est attaqué. À tel point que le porte-parole du gouvernement a dû démentir la rumeur qui indiquait que la police grecque présente à la frontière avec la Turquie aurait abattu froidement un migrant tentant d’entrer en Europe. Cette prise de parole de M. Petsas a eu lieu sur Twitter : à désinformation émanant des réseaux, réponse sur les réseaux.
La justice grecque, au fait de l’importance du phénomène de la désinformation et de leur potentiel impact sur l’opinion publique, mène d’ailleurs une réelle action contre ce phénomène. Le bureau du procureur général d’Athènes s’est ainsi saisi de la question de la désinformation, car la diffusion de fausses informations est prohibée par le droit grec au même titre que l’incitation à la désobéissance.
Les émotions vectrices de diffusion de la désinformation
Les articles publiant une fausse information s’appuient sur des émotions telles que la peur, la colère parce qu’elles permettent de partager une information plus facilement afin d’alimenter les critiques sur l’inaction des autorités, la défiance des institutions nationales et européennes, et ce, afin de déstabiliser le pays où est reçue la désinformation ainsi que l’Europe ou, comme le dit le projet européen de “loi sur les services numériques” (Digital Services Act) afin d’avoir un effet négatif sur le “discours civique” (voir l’article 26 du projet).
Selon la sociologue des médias Divina Frau-Meigs, dans l’ouvrage collectif Les guerres de l’information à l’ère numérique publié en 2021, la colère et l’anxiété “semblent déterminer en partie la façon dont les citoyens considèrent l’information”. Ces deux émotions ont alors la capacité à “renforcer la motivation à divulguer et à amplifier des fakes news d’individus attachés aux croyances qui renforcent leur identité et leur centralité, notamment en matière de réputation et d’influence”, poursuit la sociologue, se référant à un article du chercheur en communication R. Kelly Garrett publié en 2016 sur le site The Conversation. Un constat aussi relevé par le chercheur Brian E. Weeks dans une étude pour l’Université du Michigan en 2015.
De plus, toujours selon Divina Frau-Meigs dans l’ouvrage Les guerres de l’information à l’ère numérique, “les usagers ont tendance à commenter et à disséminer seulement les éléments qui confirment leur théorie et à ignorer les réfutations”.
C’est sur ce sentiment de peur que les campagnes de désinformation s’appuient en République tchèque. Le phénomène a pris toute son ampleur lors de la crise sanitaire, car crise sanitaire et immigration ont en commun une atmosphère de “crise”.
“L’immigration et le covid soulèvent tous deux des niveaux élevés d’inquiétude et offrent en même temps un champ très large aux spéculations conspirationnistes. La Covid est encore plus intense à cet égard, car les effets des mesures touchent directement la vie quotidienne des gens et leur santé”, explique Bohumil Kartous, porte-parole des Elfes tchèques (Čeští elfové), un groupe qui attire l’attention sur la désinformation sur internet.
“Les deux sont quelque chose d’inconnu de l’extérieur, ce qui provoque la peur et la spéculation. C’est un terreau idéal pour la désinformation”, convient l’expert en désinformation Jaroslav Valůch de Transitions Magazines, média en ligne couvrant les questions politiques, sociales, culturelles et économiques en Turquie et dans les anciens pays communistes d’Europe et d’Asie centrale.
La combinaison des deux sujets est une étape logique du point de vue des désinformateurs. Au printemps dernier, alors que le coronavirus était peu connu, la migration a servi de point de départ. Sur la base du suivi des Elfes tchèques et de l’analyse du Centre des valeurs européennes, les informations liant le coronavirus à la migration peuvent être divisées en trois catégories : les réfugiés propageraient le coronavirus ; la pandémie serait une distraction de la migration de masse ; le virus aurait été délibérément propagé par l’Union européenne. Toutes trois étant des fausses informations maintes fois réfutées, tant par les organismes nationaux de lutte contre la désinformation que par les épidémiologistes.
La tentative de présenter les immigrants comme les coupables de la pandémie était déjà en cours lorsque les premiers cas commençaient à peine à apparaître en République tchèque. Selon plusieurs sites de désinformation, par exemple, le patient italien zéro qui aurait introduit le coronavirus était censé être un immigrant pakistanais. Mais l’information a été publiée à un moment où le premier cas italien était loin d’être retrouvé, et rien ne prouvait qu’il s’agissait de l’homme en question. En outre, les scientifiques italiens ont par la suite complètement réfuté l’information lorsqu’ils ont retracé le véritable patient zéro, qui a été infecté en novembre 2019.
Une des solutions pour apaiser le débat sur les migrations est de mieux connaître les faits et notamment d’écouter les chercheurs. Cela permettrait de dédramatiser la situation et de regarder plus froidement les chiffres, une mission à laquelle s’est attelée la revue De Facto.
Une erreur dans ce contenu ? Vous souhaitez soumettre une information à vérifier ? Faites-le nous savoir en utilisant notre formulaire en ligne. Retrouvez notre politique de correction et de soumission d'informations sur la page Notre méthode.