Universités bloquées et recours à la force publique

Création : 19 avril 2018
Dernière modification : 15 juin 2022

Auteur : Raphaël Matta-Duvignau, maître de conférences en droit

La police peut-elle entrer dans les universités bloquées par les étudiants « grévistes » ?

Depuis quelques jours, la contestation contre le projet de loi gouvernemental sur l’entrée à l’université prend une tournure déjà vue : le blocage, par certains étudiants (ou non d’ailleurs), de certaines universités. Ce phénomène permet à certaines légendes urbaines de ressurgir : les locaux des universités seraient des « sanctuaires » où les forces de l’ordre n’auraient pas le droit d’entrer pour y déloger les occupants ; on crie alors au scandale ou à la profanation…

Le point, donc, pour mieux comprendre les enjeux juridiques actuels. Au risque d’en décevoir certains, les blocages des universités sont des actes illégaux qui légitiment et autorisent l’intervention des forces de l’ordre. Et cela, indépendamment des délits commis à l’occasion de ces blocages, comme les dégradations de biens publics ou les tags faisant l’apologie de crimes.

Une réalité juridique à rappeler : les étudiants n’ont pas le droit de grève car ils ne sont pas salariés. Une « grève étudiante » est un événement au cours duquel des étudiants cessent d’aller en cours et bloquent généralement l’accès des salles de cours aux autres étudiants et aux personnels. Il ne s’agit pas d’une grève au sens juridique du terme puisque les étudiants ne sont pas des salariés et n’ont pas de revendications professionnelles au sens légal. Il existe certes une Charte de Grenoble, texte de 1946, mais uniquement adoptée par un syndicat étudiant (UNEF), et jamais intégrée dans notre droit. Cette Charte définit l’étudiant comme un jeune travailleur et affirme entre autres qu’il doit disposer du plein exercice des droits syndicaux, comme le droit de grève. C’est sans valeur juridique. D’ailleurs les revendications étudiantes ne portent pas sur des salaires, mais généralement sur les conditions d’enseignement et de vie étudiante.

Pour autant, si des étudiants décident de « faire grève » et donc de ne pas aller en cours, cela ne crée de trouble que pour eux, car ils seront portés défaillants : aucun règlement des études ne prévoit d’excuse, en cas d’absence, pour cause de grève. Il faut des raisons d’ordre médical, voire familiales (un deuil par exemple). Le problème est que ces « grèves » s’accompagnent souvent du blocage des facultés, ce qui constitue une atteinte à la liberté d’aller et venir. Le responsable des locaux (c’est-à-dire dans la plupart des cas le président d’université) peut donc demander le recours à la force publique sans avoir à passer par le juge.

Le président d’université est le garant du maintien de l’ordre au sein de son établissement. L’ordre public au sein de l’université relève du seul président de cette université. L’article L.712-2 (6°) du code de l’éducation, issu de la loi Pécresse du 10 août 2007, est clair : le président « est responsable du maintien de l’ordre et peut faire appel à la force publique dans des conditions fixées par décret en Conseil d’État ». Le président exerce ainsi un pouvoir de police, et plus exactement une « police spéciale », c’est-à-dire cantonnée à un espace spécifique, composé exclusivement des enceintes et locaux universitaires. Dans le cadre de sa mission il prend donc des actes de police tendant la préservation de l’ordre public, notion qui inclut :

  • la sécurité publique, en particulier la sécurité physique des usagers et personnels,
  • la salubrité publique, notamment la protection de la santé des usagers et personnels,
  • la tranquillité publique, notamment pouvoir étudier dans la sérénité,
  • le respect de la dignité humaine, ce qui inclut les excès du bizutage et la lutte contre les actes racistes ou de harcèlement,
  • dans certains cas très précis, lorsque les circonstances locales le justifient, la moralité publique, comme les atteintes portées à la décence ou les troubles de nature psychologique (bizutages, pressions psychologiques, humiliations, etc.).

Les mesures de police prises par le président de l’université doivent avoir un caractère préventif. En cas de désordre, le président prendra des mesures pour y mettre fin (par exemple une mesure d’évacuation à la suite d’un attroupement illicite). Ainsi le président d’université doit-il assumer une mission de maintien de l’ordre, qui habituellement relève du maire ou du préfet (qui sont des autorités de « police générale »). A cette fin, le président est autorisé à prendre « toute mesure utile », dit la loi : interdiction d’accès aux locaux, « filtrages », exclusion d’éléments perturbateurs mettant en danger la sécurité des personnes et des biens, etc. A noter que les chefs d’établissements scolaires ont les mêmes pouvoirs.

Dans des circonstances graves, et en particulier lorsque que des comportements individuels ou collectifs mettent en danger des usagers ou des personnels, ou que ces mêmes comportements portent atteinte à la liberté d’étudier ou de travailler, le président n’a pas seulement la faculté d’intervenir. Comme toute autorité de police, il est obligé de prendre les mesures qui s’imposent pour préserver ou rétablir l’ordre public. C’est le Conseil d’État qui l’a affirmé dès 1959 à propos des maires. Des tribunaux administratifs l’ont également affirmé en obligeant des présidents d’universités à « débloquer » les locaux afin d’assurer la liberté d’étudier. On citera, pour mémoire, deux ordonnances de référés (procédure d’urgence) rendues en 2006, l’une du tribunal administratif de Toulouse (n° 0601394), où la liberté d’étudier justifia des mesures adéquates, l’autre du tribunal administratif de Pau (n° 1278) où le juge ordonna au président de mettre fin au blocage. Mais lorsque les pouvoirs et les moyens du président sont insuffisants il peut faire appel à la force publique. Rien ne l’interdit.

La « franchise universitaire » n’institue aucunement un sanctuaire protégé de toute immixtion des forces de l’ordre. Pour rappel, la « franchise universitaire » constitue un privilège dont bénéficient les universités française, hérité du Moyen-âge à la suite d’une « grève » étudiante de 1229 : les universités relevaient à l’époque de l’Église catholique, ce qui les affranchissait du pouvoir temporel exercé par les archers royaux. Une bulle Parens scientarum, adoptée par le pape Grégoire IX en 1231, a donné un fondement juridique à cette franchise (qu’il nous soit ici permis une petite provocation : il ne viendrait pas à l’esprit des promoteurs de la laïcité de remettre en cause cet héritage…). La sécularisation de cette franchise (c’est-à-dire sa transposition dans le droit français laïc) intervient avec l’article 157 du décret du 15 novembre 1811, devenu l’article L.712-2 6° du code de l’éducation.

Depuis, jusqu’à ce jour, les forces de l’ordre ne peuvent intervenir et pénétrer dans les locaux qu’avec l’accord du président de l’université. Ainsi la franchise universitaire n’interdit pas l’entrée des forces de l’ordre au sein des locaux d’une université, dès lors qu’elles y sont requises par le président d’université. Ce dernier n’a d’ailleurs pas besoin de justifier ou de motiver sa décision de faire appel aux forces de l’ordre. Il existe aussi d’autres cas dans lesquels la police peut intervenir dans les universités, en cas de crime par exemple : le parquet peut aussi ordonner l’intervention de la police, sans autorisation du président ; de même, les forces de l’ordre peuvent enfin pénétrer sur le territoire d’un campus en cas de flagrant délit ou dans des situations exceptionnelles (catastrophe naturelle, attentat, explosion, etc.).

Toutefois, les forces de l’ordre peuvent refuser d’intervenir pour des raisons d’intérêt général. Là encore, il s’agit d’une hypothèse bien connue des étudiants en droit. Alors même que l’occupation des locaux est illégale et qu’elle porte atteinte aux libertés des étudiants, il arrive que le préfet refuse son concours au président d’université, parce que l’intervention des forces de l’ordre ne ferait qu’aggraver une situation déjà tendue ou parce que cette intervention créerait un danger pour les personnes (notamment en raison de la configuration des locaux, comme à Tolbiac. Ce n’est pas illégal. Le Conseil d’État a toujours admis (décision Couitéas, 1923) que l’autorité de police se refuse à intervenir pour des opérations d’expulsion, si ces opérations présentent des dangers pour l’ordre et la sécurité des personnes et des biens.

Pour conclure : contrairement à ce que la légende urbaine véhicule, parfois alimentée par des relais médiatiques, les universités ne sont pas des « sanctuaires » : les forces de l’ordre peuvent, dans les conditions que nous venons de rappeler, intervenir pour déloger les occupants illégaux des locaux universitaires.

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