Tribunal spécial chargé de poursuivre le crime d’agression contre l’Ukraine : pourquoi les tribunaux internationaux déjà existants ne peuvent être saisis
Dernière modification : 9 mars 2023
Autrice : Halyna Dmytrychenko-Kuleba, master de droit de l’Union européenne, Université de Lille
Relecteur : Raphaël Maurel, maître de conférences en droit public, chercheur au CREDIMI et au CEDIN, secrétaire général adjoint du Réseau francophone de droit international
Relecteur : Jean-Paul Markus, professeur de droit public, Université Paris-Saclay
Secrétariat de rédaction : Loïc Héreng et Emma Cacciamani
À tous ceux qui réclament la création d’un tribunal chargé de juger les agissements de la Russie en Ukraine, il est tentant de répondre qu’il existe déjà une cour internationale compétente pour les crimes d’agression, il s’agit de la Cour pénale internationale (CPI), créée en 1998. Selon le Statut de Rome (qui est en quelque sorte le règlement de cette cour), la compétence de la CPI (en d’autres termes son champ d’action) se limite aux crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale. Il s’agit des crimes suivants : le crime de génocide ; les crimes contre l’humanité ; les crimes de guerre ; le crime d’agression. Et pourtant, la CPI ne peut pas juger le cas de l’agression de l’Ukraine par les dirigeants russes.
La Cour pénale internationale (CPI) juge bien les crimes d’agression mais ils n’étaient pas définis avant 2018
La Cour pénale internationale ne juge les crimes d’agression que depuis le 17 juillet 2018 à la suite des amendements dits de Kampala en 2010 qui ont modifié le Statut de Rome en y ajoutant la définition du crime d’agression et en déterminant les conditions dans lesquelles la CPI peut juger ces crimes.
Le crime d’agression est défini comme « la planification, la préparation, le lancement ou l’exécution, par une personne effectivement en mesure de contrôler ou de diriger l’action politique ou militaire d’un État, d’un acte d’agression qui, par sa nature, sa gravité et son ampleur, constitue une violation manifeste de la Charte des Nations Unies”. Ainsi, constitue un acte d’agression “l’emploi par un État de la force armée contre la souveraineté, l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique d’un autre État, ou de toute autre manière incompatible avec la Charte des Nations-Unies ».
Cette définition est assortie d’une liste exhaustive. Ainsi, sont des agressions, qu’il y ait ou déclaration de guerre ou non, les actes suivants:
- L’invasion ou l’attaque par les forces armées d’un État du territoire d’un autre État ou l’occupation militaire, même temporaire, résultant d’une telle invasion ou d’une telle attaque, ou l’annexion par la force de la totalité ou d’une partie du territoire d’un autre État ;
- Le bombardement par les forces armées d’un État du territoire d’un autre État, ou l’utilisation d’une arme quelconque par un État contre le territoire d’un autre État ;
- Le blocus des ports ou des côtes d’un État par les forces armées d’un autre État ;
- L’attaque par les forces armées d’un État des forces terrestres, maritimes ou aériennes, ou des flottes aériennes et maritimes d’un autre État ;
- L’emploi des forces armées d’un État qui se trouvent dans le territoire d’un autre État avec l’agrément de celui-ci en contravention avec les conditions fixées dans l’accord pertinent, ou la prolongation de la présence de ces forces sur ce territoire après l’échéance de l’accord pertinent.
- Le fait pour un État de permettre que son territoire, qu’il a mis à la disposition d’un autre État, serve à la commission par cet autre État d’un acte d’agression contre un État tiers ;
- L’envoi par un État ou au nom d’un État de bandes, groupes, troupes irrégulières ou mercenaires armés qui exécutent contre un autre État des actes assimilables à ceux de forces armées d’une gravité égale à celle des actes énumérés ci-dessus, ou qui apportent un concours substantiel à de tels actes”.
Les peines encourues
Lorsqu’elle constate de tels actes, la CPI peut engager la responsabilité pénale individuelle du dirigeant du pays agresseur (et pas la responsabilité du pays-même) : cela signifie que Vladimir Poutine et d’autres dirigeants qui exercent un contrôle effectif sur l’appareil politique ou militaire de la Russie pourraient être traduits personnellement devant la CPI. Ainsi, les Tribunaux militaires internationaux de Nuremberg, de Tokyo, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie sont quelques exemples ayant permis de juger les hauts responsables des États pour les crimes les plus graves de droit international.
Au début, la plus sévère des condamnations pour les crimes d’agressions fut la peine de mort. Le Tribunal militaire international Nuremberg a condamné 12 personnes à mort, parmi lesquels les hauts dignitaires du régime nazi, notamment Ribbentrop (ministre des affaires étrangères) et Goering (dirigeant de premier plan du parti nazi et du gouvernement du Troisième Reich). De nos jours, la CPI peut infliger une peine d’emprisonnement n’excédant pas 30 ans. Toutefois, si l’extrême gravité du crime le justifie, la Cour peut prononcer une peine d’emprisonnement à perpétuité.
Mais en l’état du droit, la CPI ne peut pas juger les dirigeants russes
D’abord, ni l’Ukraine ni la Russie ne reconnaissent la compétence de la CPI pour les crimes d’agression.
Ensuite, le Conseil de sécurité des Nations-Unies, qui peut saisir la CPI, serait systématiquement bloqué par le veto russe. En effet, le Procureur de la CPI, chargé des poursuites, ne peut mener une enquête sur un crime d’agression que si le Conseil de sécurité a d’abord constaté l’existence d’un acte d’agression, après en avoir été informé par le Secrétaire général des Nations-Unies.
Le Procureur peut contourner l’obstacle en demandant à la CPI de l’autoriser à ouvrir une enquête, mais encore faut-il que le Conseil de sécurité ne s’y oppose pas.
Quelles alternatives à la CPI ?
Le fait d’agression commis par la Russie contre l’Ukraine a été vite reconnu par l’Assemblée générale des Nations-Unies, comme une violation de la Charte des Nations-Unies. Mais cela ne permet pas de lancer les poursuites sans passer par le Conseil de sécurité, sauf à interpréter le Statut de Rome de manière très extensive comme le proposent certains universitaires : il faudrait que certains articles du Statut de Rome soient interprétés de façon à permettre à l’Assemblée générale des Nations-Unies de saisir directement la CPI sans passer par le Conseil de sécurité.
La CPI n’étant pas compétente en l’état, il ne reste que la création d’un nouveau tribunal international. L’Ukraine avec ces partenaires internationaux sont en négociation en vue de la création de ce futur tribunal. Deux options ont été avancées par la Commission européenne pour juger les crimes d’agression. Il s’agirait, première solution, de créer un tribunal international spécial indépendant, fondé sur un traité multilatéral, autrement dit un Tribunal ad hoc, c’est-à-dire limité aux crimes d’agression commis par les dirigeants russes contre l’Ukraine.
Une autre possibilité serait de créer ce Tribunal avec l’Organisation des Nations Unies par l’adoption d’une résolution d’Assemblée Générale qui autoriserait le Secrétaire général des Nations-Unies à travailler avec les autorités ukrainiennes sur l’élaboration d’un accord international. En 2003, ce mécanisme a permis un Accord entre l’Organisation des Nations Unies et le Gouvernement royal du Cambodge, qui fut à la base de la création les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens.
Autre solution enfin, la création d’un tribunal spécialisé intégré dans un système judiciaire national, mais comportant des juges internationaux : une juridiction hybride en somme, à la fois nationale et internationale. Par exemple, le Tribunal spécial pour le Kosovo fut institué en 2015 par la loi kosovare, mais il se situe à La Haye et est composé de professionnels issus de la communauté internationale. Ce Tribunal n’a aucun lien avec l’Organisation des Nations Unies.
Le 19 janvier 2023, à travers une Résolution du Parlement européen sur la création d’un tribunal pour le crime d’agression contre l’Ukraine, les députés européens ont affirmé la nécessité de créer un tribunal international spécial chargé de poursuivre le crime d’agression contre l’Ukraine. Ils ont invité les institutions de l’Union et les États membres à travailler en étroite coopération avec l’Ukraine afin de rechercher et de renforcer le soutien politique au sein de l’Assemblée générale des Nations-Unies et d’autres enceintes internationales, y compris le Conseil de l’Europe, l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération et le G7.
Les difficultés pratiques
S’il existe de moins en moins de doutes sur la création prochaine de ce tribunal, cela prendra du temps, et surtout il faudra surmonter des difficultés pratiques. D’abord, ce qu’on appelle “l’immunité de juridiction” permet aux États et à leurs dirigeants d’échapper à toutes poursuites judiciaires devant les tribunaux nationaux étrangers. Mais cette immunité n’est pas absolue, au sens où les dirigeants n’échappent pas aux poursuites devant les tribunaux internationaux pour les crimes internationaux. C’est le cas devant la CPI. Cela signifie que la création du tribunal puisse être décidée par la communauté internationale pour contourner l’obstacle de l’immunité des responsables russes.
Il faut aussi collecter l’ensemble des preuves des crimes, ce que fait l’Ukraine, aidée de la communauté internationale.
Enfin, qui ira arrêter Vladimir Poutine ? Selon la procédure établie dans le monde, ce n’est pas le Tribunal international qui procède à l’arrestation des personnes à juger. Il se borne à délivrer un mandat d’arrêt, et ce sont les organes policiers (sauf si une force internationale est créée dans ce but) des États concernés qui auront la charge de l’arrestation…
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