Streaming vidéo et Festival de Cannes : le spectre grandissant de la chronologie des médias
Autrice : Sévine Gumustekin, master de droit européen et relations économiques internationales, Université Paris-Est-Créteil
Relecteur : Vincent Couronne, docteur en droit européen, chercheur associé au centre de recherches VIP, Université Paris-Saclay
Relecteur : Jean-Paul Markus, professeur de droit public, Université Paris-Saclay
Secrétariat de rédaction : Loïc Héreng et Emma Cacciamani
Netflix n’a toujours pas droit de cité au Festival de Cannes, alors que la Mostra de Venise lui ouvre ses portes. En cause : une chronologie des médias qui favorise le passage en salles, mais qui pourrait bien céder face à l’offensive des géants du streaming.
Mardi 17 mai 2022, coup d’envoi du Festival de Cannes. Son tapis rouge, ses stars et ses films vont faire pendant près de dix jours l’objet de toutes les attentions. Ce festival de cinéma, l’un des plus importants au monde, est également une aubaine pour la promotion et le rayonnement du cinéma, enjeu de taille pour l’Union européenne qui voit en l’industrie du cinéma la promotion de la culture européenne. C’est à ce titre que le festival effectue sa sélection officielle en fonction des règles françaises mais qui sont issues du droit de l’Union européenne d’exploitation, production et diffusion de films. Or ces règles sont formelles sur le fait qu’un film ne peut être sélectionné que s’il a fait l’objet au départ d’une exploitation en salles. Mais l’Italie avec la Mostra de Venise qui aura lieu en août 2022 fait de la rébellion.
Petit retour historique
Pour mieux comprendre l’objectif de l’Union européenne de promotion du cinéma européen, il est nécessaire de faire remonter aux années 80, années fastes pour le cinéma. Les films distribués sur grand écran sont d’énormes succès, rapportant plusieurs millions de dollars à l’échelle mondiale dont en Europe : Top Gun, Terminator, Rocky Balboa, Blade Runner… Autant de classiques du cinéma désormais. Problème, ce sont des productions américaines. La Communauté européenne de l’époque s’était dotée d’un plan d’action culturel en 1977 pour promouvoir la contribution au développement des échanges culturels entre les États membres, mais sans grand succès. Constatant l’échec de cette initiative, la Commission européenne présenta un livre vert en 1987 sur l’établissement d’un marché commun de la radiodiffusion pour faire en sorte qu’un État membre puisse transmettre ses productions dans d’autres États membres et en recevoir, sans entraves.
C’est ce qui va déboucher sur la directive de 1989. Cette directive prévoit une chronologie bien précise : l’exploitation d’un film commence avec une première fenêtre, qui est la diffusion en salles de cinéma. Puis viennent les autres formes d’exploitation, c’est-à-dire la télévision et les supports physiques. La durée des “fenêtres” était alors fixée d’un commun accord entre les ayants droit et les diffuseurs. Révisée en 1997 puis en 2007 pour faire face aux évolutions technologiques, la directive permet des fenêtres plus courtes, en échange d’une rémunération des producteurs. En France, les chaînes de télévision en ont profité pour obtenir des délais de diffusion plus courts. Tout cela a bénéficié au cinéma français qui a alors enchaîné les succès au box-office européen et même mondial avec la saga Arthur et les Minimoys, ou Amélie Poulain.
Mais avec l’arrivée du streaming, la discipline s’est relâchée et chaque État a interprété la directive à sa manière. On observe en outre une baisse de la fréquentation en salles avec l’avènement de nouveaux acteurs étrangers (dont Netflix) et un manque de solidarité européenne qui menace tout l’édifice patiemment construit pour protéger le cinéma européen.
Une chronologie des médias au service de la fréquentation en salles de cinéma
Lors du Festival de Cannes de 2017, une innovation bouleverse la croisette : deux productions Netflix se retrouvent dans la sélection officielle : Okja et The Meyerowitz Stories.
Scandale au pays des frères Lumières, qui rappelle que le festival est tenu de respecter les règles en matière de chronologie des médias, telles qu’issues de la loi Hadopi qui transpose la directive de 2007. Thierry Fremeau, président du festival, fit alors marche arrière. Il imposa dans le règlement du festival que pour faire partie de la sélection officielle, un film soit sorti dans les salles de cinéma françaises, comme l’exige la directive.
À cette occasion, on se rendit compte en France et en Europe que la chronologie des médias en vigueur était obsolète et ne protégeait pas la production cinématographique européenne face à l’émergence de Netflix et autres.
C’est à ce titre que le Conseil de l’Union européenne et le Parlement européen adoptèrent en 2010 la directive “services et médias”, révisée ensuite en 2018 : lorsqu’un éditeur de services est établi dans un État membre de l’Union européenne et entend distribuer ses services dans un autre État membre, ce sont les règles du pays dans lequel il est établi qui s’appliquent. Et c’est justement là que se pose le problème.
La Berlinale et la Mostra de Venise : une Europe divisée sur la question du streaming
Les États membres ont transposé les directives de 2007 et 2018 à des degrés différents. Alors que le Festival de Cannes a refusé que le film Blonde (non diffusé en salles) passe en sélection officielle 2022, la rumeur se fait insistante sur une sélection à la Mostra de Venise, qui serait plus ouverte aux plateformes de streaming.
Si Netflix peut obtenir l’appui de la Mostra de Venise, c’est parce qu’elle a son siège aux Pays-Bas et qu’elle distribue ses films à partir de cet État membre. Cela lui permet d’être soumise à des règles très variables d’un État à un autre et donc de diffuser au festival italien, puisque cet État a une transposition de la directive de 1997 moins contraignante que la France.
L’Italie impose par un décret de 2018 pris en application d’une loi de 2016, que l’exploitation par les plateformes de streaming soit de 105 jours après la sortie du film en salles de cinéma. Mais cela ne concerne que les films italiens ayant obtenu des subventions publiques. Et cela a permis à Netflix de faire concourir en 2018 Roma d’Alfonso Cuaron, grand vainqueur du festival. Et bien que cela ait créé la polémique en Europe de voir que le gagnant d’un des plus grands festivals de cinéma au monde ne soit pas sorti en salles alors que la base d’un film de cinéma est son exploitation sur grand écran, cela n’a pas empêché la Mostra de s’ouvrir aux productions cinématographiques des plateformes de streaming avec en 2021 trois productions Netflix en sélection: La Main de Dieu (prix du lion d’argent), Power of the Dog (prix du meilleur espoir) et The Lost Daughter (prix du meilleur scénario).
Même son de cloche à Berlin. La Berlinale lors de son édition 2019 avait permis au film espagnol Elisa y Marcela produit par Netflix de concourir pour l’Ours d’Or. En effet, la loi allemande précise que seuls les films ayant bénéficié d’une aide versée par le centre national de la cinématographie doivent attendre 1 an avant d’être exploités sur les plateformes de streaming.
Ces règles plus souples et moins rigides que les règles de la chronologie des médias française déjà assouplies par la révision de 2022 permettent à Netflix de profiter de l’Europe comme vitrine pour faire briller ses productions de films et défier le festival de Cannes perçu comme le dernier grand rempart à l’hégémonie du streaming. C’est ce qui explique que Blonde de Andrew Dominik a de fortes chances d’être sélectionné pour la Mostra de Venise 2022 en compétition officielle pour le Lion d’Or.
Ce nouvel épisode entre Netflix et le Festival de Cannes montre la montée en puissance des plateformes de streaming qui profitent des différences réglementaires dans l’Union européenne. Et elles nous posent cette question : en Europe, le cinéma doit-il encore passer au cinéma ?
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