Salariés, indépendants : Quel avenir pour les chauffeurs Uber ?

Création : 26 mars 2021
Dernière modification : 21 juin 2022

Autrice : Justine Coopman, master 2 droit de l’Union européenne à l’Université de Lille

Relecteur : Pascal Caillaud, chargé de recherche CNRS en droit social, Laboratoire Droit et changement social, Université de Nantes

Depuis le mercredi 17 mars, les chauffeurs d’Uber au Royaume-Uni vont tous bénéficier de nouveaux droits. 70 000 chauffeurs britanniques sont désormais considérés comme des “workers”, statut intermédiaire entre le salariat et l’indépendant. Ce statut leur ouvre des droits comme le salaire minimum, des congés payés ou encore une épargne-retraite. Mais il n’équivaut pas pour autant, contrairement à ce qui a pu être entendu, à une transformation de ces auto-entrepreneurs en salariés sous contrat de travail. 

Ce bouleversement fait suite à une brèche ouverte par la décision de la Cour suprême britannique datant de février dernier, qui portait sur une vingtaine de chauffeurs, requalifiés en “workers”. Partout dans le monde, les travailleurs d’Uber se tournent vers les juges pour demander la requalification de leur relation avec la plateforme, dans le but d’obtenir plus de droits sociaux. Le modèle de la plateforme en ligne Uber est-il menacé par ces décisions de justice ?

Uber : un modèle construit sur les failles du droit

Uber est une plateforme en ligne qui met en relation un chauffeur et un client. Apparue en 2009, la firme s’est construite à contrepied du modèle qui prédominait jusqu’alors, basé sur le monopole des taxis. En France, pour stationner sur la voie publique et attendre le client, les taxis doivent obtenir des licences, délivrées gratuitement par l’État après plusieurs années d’attente en raison de la forte demande et du faible nombre de licences. Cette rareté des licences permet aux chauffeurs de taxis qui l’ont déjà, de la revendre une fois partis en retraite, à des prix élevés, ce qui rend le marché des taxis peu compétitif en raison d’un coût d’entrée prohibitif.

A l’inverse, Uber n’a pas besoin de licences. Pourquoi ? Car l’application permet au chauffeur d’aller directement vers le client et non plus l’inverse (c’est-à-dire le client qui va vers le chauffeur). De fait, plus besoin de stationnement sur la voie publique, et donc plus besoin de licence coûteuse. Ce fut là la rupture provoquée par Uber, qui lui a permis une pénétration à la fois rapide et brutale du marché du transport individuel de personnes, grâce à la technologie.

Mais ce modèle économique s’est également construit autour du statut de travailleur indépendant, c’est-à-dire autour d’un statut juridique peu coûteux pour l’entreprise car ne donnant pas lieu au versement de cotisations sociales. Résultat : des chauffeurs de taxi pointent du doigt une concurrence déloyale, et des chauffeurs Uber qui pointent une législation inadaptée les mettant dans des situations précaires.

La Cour de cassation requalifie un chauffeur en salarié : de quoi menacer le modèle Uber ?

Que ce soit au niveau européen ou national, pour considérer qu’un travailleur est un salarié, un critère est primordial : le lien de subordination entre ce travailleur et la société à laquelle il vend sa force de travail. Si la société peut donner des instructions, en contrôler l’exécution et sanctionner leur non-respect, alors il existe un lien de subordination. En revanche, si le travailleur peut se constituer une clientèle propre, fixer ses propres tarifs et choisir librement ses conditions d’exercice, alors il n’y a pas de lien de subordination et le travailleur est indépendant. 

En mars 2020, la Cour de cassation a requalifié le statut d’un chauffeur Uber indépendant en salarié en s’inspirant de sa propre décision rendue deux ans plus tôt, qui requalifiait déjà un coursier du livreur Take it easy en salarié. La Cour de cassation a bien raisonné selon le critère du lien subordination : il y a bien un lien de subordination puisque le chauffeur ne choisit ni son trajet, ni les personnes qu’il conduit, et qu’il est sanctionné s’il ne respecte pas le trajet imposé ou s’il refuse trop de courses. 

Certains commentateurs avaient évoqué un bouleversement” voire un “tsunami social”,estimant qu’un flot de chauffeurs allaient affluer devant les tribunaux, obligeant Uber à revoir son modèle économique. Or cet afflux n’a pas eu lieu. La décision de mars 2020 ne s’applique qu’à un seul chauffeur. Malgré cette impulsion donnée par la Cour de cassation, les conseils de prud’hommes restent toujours très partagés sur le territoire, certains requalifiant la relation en contrat de travail, d’autres rejetant les recours, ou demandant à un juge professionnel de trancher, voire se déclarant incompétents et donc bottant en touche.

Selon l’avocat Fabien Masson qui avait porté l‘affaire devant le juge, la décision de mars 2020 ne remet pas en cause le modèle des plateformes, faute de combattants : environ 500 dossiers devant la justice pour 30 000 chauffeurs français. Et sur ces 500 dossiers, l’issue n’est pas connue d’avance puisque pour chaque cas, le tribunal doit apprécier si le lien de subordination existe. Bien que la Cour de cassation donne une grille de lecture pouvant être exploitée pour chaque chauffeur, il est difficile d’imaginer une révolution juridique du modèle. “Pour que ce soit le cas, il faudrait surtout que l’URSSAF pointe le bout de son nez chez les plateformes et réclame les cotisations salariales impayées dans l’hypothèse où tous les chauffeurs seraient salariés”, ajoute Fabien Masson. À ce sujet, en 2016, l’URSSAF d’Ile-de-France avait déjà enclenché une procédure devant le juge en estimant que tous les travailleurs d’Uber étaient des salariés et qu’à ce titre, cette société devait payer des cotisations sociales. Mais l’affaire s’est brusquement arrêtée pour vice de procédure. Peut-être que si les dossiers en cours aboutissent, l’URSSAF pourrait s’appuyer sur le raisonnement de la Cour de cassation pour demander le paiement des cotisations salariales d’Uber. En l’état, seule l’URSSAF, par sa force de frappe, peut mettre à mal le modèle économique d’Uber. 

D’autant que des modèles alternatifs émergent comme celui de Just Eat, une plateforme de livraison de repas basée sur un modèle salarial.

Pourquoi Uber change de politique sociale au Royaume-Uni et pas en France ? 

La différence entre le Royaume-Uni et la France est juridique. En France, seuls deux statuts existent : salarié, ou indépendant. Au Royaume-Uni, comme en Italie ou en Espagne, il existe un statut intermédiaire offrant à la fois une certaine autonomie et certains droits sociaux. Au Royaume-Uni, le statut de “worker” (travailleur) est différent du statut d’“employee” (salarié). Un “worker” bénéficie de certains droits sociaux, notamment un salaire minimum et des congés payés; mais contrairement au salarié, il n’est pas couvert par une protection en cas de licenciement (notamment le préavis ou les indemnités de licenciement). 

Selon Uber, le modèle que souhaite mettre en place la firme en Europe, s’apparente plutôt à un statut hybride comme celui de “worker” au Royaume-Uni, offrant certains droits sociaux tout en préservant la flexibilité du statut d’indépendant. 

Les perspectives d’évolution : vers une régulation européenne ? 

La Cour de justice de l’Union européenne a eu l’occasion de se prononcer sur le cas de la firme de San Francisco. Selon la Cour, Uber relève de la politique des transports propre à chaque État membre. Cela laisse toute liberté à la France par exemple d’imposer aux chauffeurs une licence, comme pour les taxis. 

Mais le 24 février 2021, la Commission européenne a lancé une consultation avec les différents acteurs sociaux pour aboutir à une directive qui encadre les conditions d’exercice des travailleurs de ces plateformes. L’Union européenne s’appuie sur l’article 153 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne qui lui permet de compléter l’action des États membres dans des domaines tels que la protection sociale des travailleurs. 

De plus, depuis quelques années, l’Europe sociale est remise au cœur du débat politique. Il semble qu’avec le plan d’action sur le socle européen des droits sociaux, la Commission souhaite réinvestir ce terrain. Mais elle ne pourra le faire, pour l’instant, que par l’instauration de standards communs.

En France, un rapport sur la régulation des plateformes numériques de travail a été remis le 1er décembre 2020 au Gouvernement afin d’alimenter la concertation en vue d’une réforme. La solution proposée dans ce rapport est celle de la généralisation du recours pour les plateformes à un tiers capable de salarier les travailleurs en maintenant leur autonomie. Une voie médiane, ou le renoncement au salariat par la plateforme ?

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