Réquisitionner ou briser une grève ? La différence, et bêtisier en prime
Auteur : Jean-Paul Markus, professeur de droit public, Université Paris-Saclay
Relecteur : Pascal Caillaud, chargé de recherche CNRS en droit social, Laboratoire Droit et changement social, Université de Nantes
Secrétariat de rédaction : Emma Cacciamani et Loïc Héreng
Sur les réseaux sociaux et les plateaux télé, défenseurs et opposants s’invectivent à propos de la réquisition des salariés des raffineries d’Esso-ExxonMobil. La Première ministre, Élisabeth Borne, vient en effet d’ordonner aux préfets de procéder à des réquisitions face aux pénuries mettant en danger l’approvisionnement des services publics essentiels. Explications, et petit retour sur des déclarations erronées.
La Première ministre Élisabeth Borne vient d’ordonner aux préfets “d’engager, comme le permet la loi, la procédure de réquisition des personnels indispensables au fonctionnement des dépôts” d’Esso-ExxonMobil. Ce faisant, elle a évidemment provoqué nombre de réactions, dont certaines témoignent d’une grande méconnaissance du mécanisme de réquisition et surtout de ses conditions d’utilisation.
Qu’est-ce que la réquisition ?
La réquisition est une arme juridique aux mains des pouvoirs publics, leur permettant d’obliger des personnes physiques ou morales (des entreprises) à accomplir certaines tâches, ou à mettre un de leurs biens à disposition de l’autorité, en principe temporairement. Dans le cas des raffineries, il s’agira d’obliger les personnels à assurer leur service pour que certains besoins en carburants, listés par l’autorité, soient satisfaits. Selon l’ampleur de la réquisition, elle sera prononcée par le gouvernement, ou à l’échelle locale par le préfet.
Cet outil juridique est prévu dans divers codes : le Code de la défense ne vise que les besoins de la défense par définition, et ne s’applique donc pas ici. Récemment, on a vu le gouvernement réquisitionner les masques chirurgicaux, et les préfets peuvent à l’échelle locale “procéder aux réquisitions nécessaires de tous biens et services, et notamment requérir le service de tout professionnel de santé” (selon le Code de la santé publique, ne s’appliquant pas non plus ici). Le Code de la sécurité intérieure permet aussi des réquisitions de biens et de personnes pour assurer les secours. Et si les secours vont effectivement bénéficier des réquisitions ordonnées par la Première ministre, ce n’est pas non plus ce Code qui s’applique, car on ne demande pas aux personnels des raffineries de porter secours à qui que ce soit.
En l’occurrence ici, c’est le Code général des collectivités territoriales qui s’applique, et chaque mot est important : “En cas d’urgence, lorsque l’atteinte constatée ou prévisible au bon ordre, à la salubrité, à la tranquillité et à la sécurité publiques l’exige et que les moyens dont dispose le préfet ne permettent plus de poursuivre les objectifs pour lesquels il détient des pouvoirs de police, celui-ci peut, par arrêté motivé (…) réquisitionner tout bien ou service, requérir toute personne nécessaire au fonctionnement de ce service ou à l’usage de ce bien et prescrire toute mesure utile jusqu’à ce que l’atteinte à l’ordre public ait pris fin ou que les conditions de son maintien soient assurées”.
Une condition essentielle de la réquisition : la proportionnalité
Ces conditions sont dans le texte et le juge vérifie, au besoin, qu’elles sont bien réunies. Par ordre d’importance, la première de ces conditions est l’atteinte ou le risque d’atteinte au bon ordre, à la salubrité et à la sécurité : le fait que les personnels soignants, les secours ou d’autres services de sécurité pourraient manquer de carburant constitue une telle atteinte ou un risque d’atteinte. Le risque que les transporteurs tombent en panne sèche créerait aussi un risque de désordre, les usagers ne pouvant plus se rendre à l’école, au travail, ou accomplir des formalités importantes. En somme, la réquisition vise à approvisionner les services publics essentiels à la continuité de la vie nationale, et rien d’autre. Elle ne saurait viser le retour à un approvisionnement normal, comme l’a jugé le tribunal administratif de Melun en 2010, déjà à propos des grèves des personnels des raffineries : selon ce tribunal, le préfet avait commis une illégalité en cherchant, par ses réquisitions, ”à assurer le fonctionnement normal des installations de livraison de carburants”, au lieu de s’en tenir à l’approvisionnement des services publics essentiels à la population afin d’éviter toute atteinte l’ordre public. Le préfet aurait aussi dû vérifier s’il n’existait pas d’autres moyens que la réquisition pour arriver au même résultat. En 2010 donc, la mesure prise par le préfet “présentait un caractère disproportionné”, devait asséner le juge, alors même, qu’à l’époque le fonctionnement des services publics n’était pas menacé.
Cet impératif de proportionnalité oblige le préfet à n’utiliser son pouvoir que “jusqu’à ce que l’atteinte à l’ordre public ait pris fin ou que les conditions de son maintien soient assurées”. Autrement dit, il ne saurait tenter de rétablir une situation normale pour tous les consommateurs, mais seulement d’éviter les atteintes à l’ordre public, lesquelles sont liées à la rupture d’approvisionnement des seuls services publics essentiels. Plus simplement encore, et comme a pu le juger le Conseil d’État en 2010 à propos des mêmes grèves, le préfet ne peut réquisitionner que les personnels nécessaires (donc une fraction de l’effectif normal de la raffinerie) à un fonctionnement juste suffisant pour approvisionner les services publics essentiels. Rien de plus.
Ainsi, le préfet préserve l’ordre public et la continuité des services publics, qui sont des objectifs constitutionnels. Et il concilie ces objectifs avec le droit de grève qui est aussi constitutionnel. Ce type de compromis entre deux impératifs constitutionnels est monnaie courante en droit.
Une autre condition importante : l’impossibilité de trouver une autre solution
Le Tribunal administratif de Melun l’avait dit en 2010 : le préfet aurait dû vérifier s’il n’existait pas d’autres moyens d’approvisionner les services publics. Dans une autre affaire relative aux grèves de sages-femmes en 2003, le Conseil d’État a non seulement jugé que le préfet avait réquisitionné bien plus de sages-femmes que nécessaire (il avait visé l’ensemble des grévistes !), mais qu’il aurait dû “envisager le redéploiement d’activités vers d’autres établissements de santé ou le fonctionnement réduit du service”, et “rechercher si les besoins essentiels de la population ne pouvaient être autrement satisfaits compte tenu des capacités sanitaires du département”. Autrement dit, il n’y avait pas qu’une maternité dans le département, et la population n’encourait aucun danger sanitaire malgré la grève. Dans le cas des raffineries, le préfet devra donc, avant de réquisitionner, s’assurer qu’il n’existe pas d’autres moyens raisonnablement accessibles d’approvisionner les services publics. Peut-être en Belgique (pour le nord de la France) ?
Les affirmations fausses
Une fois cela précisé, bien des imprécisions ou inexactitudes ont pu être proférées, à commencer par Gilbert Collard (RN), s’exclamant sur twitter “pourquoi ne pas l’avoir fait tout de suite ?”. Parce qu’il n’y aurait pas eu d’urgence et qu’il y aurait donc eu disproportion. Et surtout, parce si la réquisition intervient trop tôt, en l’absence d’atteinte à l’ordre public, elle revient à briser une grève. Dans le cas présent, le gouvernement semble avoir attendu un point de rupture pour le fonctionnement des services publics : sous réserve d’un usage limité des réquisitions, il est donc faux à ce stade de crier au gouvernement “briseur de grève” comme le fait Alexis Corbière (LFI-NUPES). Et contrairement aux espérances de Jordan Bardella (RN), il n’est pas question de fournir de l’essence à “tous les Français qui se rendent au travail”. Ils “interdisent la grève” déplore à tort Louis Boyard (LFI-NUPES).
Ce n’est pas non plus une “attaque inacceptable au droit de grève” (la CGT) puisque le juge l’accepte si elle est proportionnée : c’est une conciliation de ce droit avec d’autres droits constitutionnels. Aucun droit, même constitutionnel, n’est absolu et sans limites. Quant à cet avocat qui affirme pour La Croix que “les préfets ne peuvent pas exiger des salariés grévistes d’aller travailler au-delà du service minimum”. Il n’existe pas de service minimum dans les raffineries, au sens où les salariés seraient tenus, même en cas de grève, d’assurer un fonctionnement minimal de l’entreprise. Sinon, il n’y aurait pas besoin de réquisition. Enfin, le syndicat des indépendants et des TPE, qui salue une décision “courageuse” du gouvernement, risque d’être fort déçu : les très petites entreprises ne font pas partie des services publics essentiels à la continuité de la vie nationale, aux yeux du juge. Une grève, même en droit, cela reste fait pour bloquer l’entreprise… et donc ses clients.
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