“Quand les normes dépassent les bornes” : peut-on vraiment mesurer l’inflation des normes à la taille des codes ou aux normes de sécurité des travailleurs ?
Dernière modification : 8 février 2024
Auteur : Pascal Caillaud, Chargé de recherche CNRS en droit social, Université de Nantes
Liens d’intérêts : aucun
Fonctions politiques ou similaires : aucune
Relecteur : Jean-paul Markus, professeur de droit public, Université Paris-Saclay
Liens d’intérêts : aucun
Fonctions politiques ou similaires : aucune
Secrétariat de rédaction : Sasha Morsli Gauthier
Source : JT de 13h de TF1, 5 février 2024
Pour réelle que soit l’inflation des normes, elle ne saurait se mesurer en regardant le nombre de pages d’un code Dalloz ou LexisNexis. En plus, certaines des normes décrites n’ont plus cours ou ne sont pas obligatoires. Enfin, balayer les normes de sécurité au travail d’un revers de la main, tout en insistant sur l’utilité des normes dans les crèches n’a pas de sens : il faudrait protéger les tout-petits, mais pas leurs parents travailleurs !
Le Journal télévisé de 13 heures de TF1 nous livre ce 5 février un reportage sur l’excès de normes à respecter au quotidien, qui entraverait la gestion des collectivités territoriales notamment. Nul ne nie cet excès de normes, mais le mode de preuve utilisé dans le reportage est totalement farfelu, car reposant sur des données non fiables, se basant sur des exemples isolés dont un n’a d’ailleurs plus cours, et sans contradiction aucune. Le reportage en question trompe le téléspectateur quant à la manière de mesurer l’inflation des normes, et se garde de dire à quoi servent ces normes, dans une société qui ne tolère plus le risque (la fameuse société du “risque zéro”) et où chacun cherche un coupable et entame un procès au moindre accident.
Le nombre de pages des codes Dalloz ou LexisNexis n’a rien à voir avec le nombre de normes
Images à l’appui, le journaliste avance ses preuves : Code du travail LexisNexis : 3818 pages ; Code de commerce LexisNexis : 3535 pages ; et le Code de l’environnement Dalloz qui aurait “épaissi de 653 % depuis 2002.” Ces codes ne sont pas officiels : il contiennent les textes officiels, mais aussi des commentaires de professeurs des universités, ainsi que ce qu’on appelle des annotations (résumés de décisions de justice permettant de mieux interpréter les textes officiels). Si l’on ajoute la table des matières, l’index et autres préfaces, cela fait en effet beaucoup de pages, mais ce ne sont pas que des pages de normes. Ces codes d’éditeurs privés ne sauraient servir d’outil de mesure car ce sont des produits commerciaux dans lesquels on trouve des ajouts éditoriaux qui ont aussi “épaissi”. D’ailleurs, le Code de commerce Dalloz comporte 4080 pages et le Code du travail Dalloz 4020…
Si on recherche ces codes dans leur source officielle, à savoir sur le site Légifrance, on réalise qu’ils sont effectivement parmi les plus lourds : 9,4 Mo pour le Code de commerce, 7 Mo our le Code du travail, et 6,5 Mo pour le Code de l’environnement. Mais bien moins, par exemple, que le Code de la santé publique (15,2 Mo). À côté, le Code civil ne pèse que 1,3 Mo.
Or, d’abord, ce n’est pas dans ces codes qu’on trouvera la norme obligeant à former l’agent municipal qui veut changer une ampoule grillée. C’est dans une multitude d’arrêtés ministériels émis en marge, par application des grands principes contenus dans les codes.
Ensuite, l’inflation des normes est certes tout à fait réelle. Mais elle répond à une évolution de notre société qui tend vers toujours plus de sécurité. Car il faut rappeler à quoi servent ces normes, même si elles ne sont pas toutes pertinentes : assurer la sécurité de certaines activités.
La sécurité suppose des normes
Deux exemples d’inflation des normes sont avancés par le reportage : les normes électriques et la cueillette des fruits par des saisonniers de 16 à 18 ans.
Concernant les normes électriques, le Code du travail est bien plus simple que ce que laisse entendre le reportage. Dix articles seulement évoquent les “opérations sur les installations électriques ou dans leur voisinage”, organisés autour de quelques principes simples. De telles opérations ne peuvent être effectuées que par des travailleurs habilités par l’employeur, qui doit s’assurer que ceux-ci ont reçu la formation théorique et pratique qui leur confère la connaissance des risques liés à l’électricité et des mesures à prendre pour intervenir en sécurité lors de l’exécution des opérations qui leurs sont confiées. Cette habilitation obéit à des modalités contenues dans des normes homologuées dont les références sont publiées au Journal officiel par arrêté des ministres chargés du travail et de l’agriculture (article R4544-3 du Code du travail).
Depuis 2012, c’est la norme NF C18-510 qui s’applique. Elle définit d’abord le domaine de tension des ouvrages sur lesquels intervient le titulaire de l’habilitation (basse et très basse tension ou haute tension), le type d’opération qu’il peut réaliser (au nombre de huit), complété par la nature de ces opérations (quatre).
Précisons que, contrairement à ce que le reportage indique, depuis l’adoption de cette norme NF C18-510 en 2012, le type d’habilitation requis pour un changement d’ampoule ne dépend pas de la forme du culot ou de la douille de celle-ci (E27, B22 ou autre). Depuis que les ampoules ont la norme CE, l’habilitation dépend uniquement du risque auquel est exposé le travailleur. Ainsi, une habilitation électrique sera nécessaire s’il y a un risque de contact électrique direct et avéré. Quant à l’habilitation pour “débrancher une machine à laver”, évoquée dans le reportage, elle vise à sensibiliser aux précautions à prendre pour réparer ou nettoyer un appareil, voire la prise elle même.
Surtout, contrairement à ce que le reportage laisse encore entendre, la norme n’est juridiquement pas obligatoire : il ne s’agit que de recommandations. Mais, les respecter permet à l’employeur, qu’il s’agisse d’une entreprise ou d’une collectivité territoriale, responsable de la santé et de la sécurité de ses salariés, de veiller au respect de la réglementation applicable en la matière, et de s’assurer que les opérations sur les installations électriques ne sont effectuées que par des travailleurs habilités. Sinon, en cas d’accident du travail, la responsabilité civile, notamment pour faute inexcusable, voire pénale de l’employeur sera engagée (dommages et intérêts au salarié, amende voire peine de prison), y compris quand celui-ci est un maire, tel qu’évoqué par le reportage.
Ce n’est donc pas une norme pour le plaisir de faire des “normes absurdes pour le geste le plus facile du bricolage” (selon le journaliste), mais bien pour assurer la sécurité du salarié et définir la responsabilité de l’employeur, alors que trop d’accidents du travail, ayant une origine électrique, ont lieu en France chaque année.
Inutile, la norme de protection des travailleurs mineurs ?
Autre exemple évoqué, qualifié de “norme loufoque” dans le reportage, l’impossibilité de faire monter un salarié mineur (saisonnier entre 16 et 18 ans) sur un escabeau pour cueillir des fruits. Cela n’est pas tout à fait exact. Si, en effet, un décret d’octobre 2013 avait prévu une interdiction absolue, suscitant justement des réactions d’arboriculteurs, ce texte a été modifié dès 2015 en prévoyant des dérogations. L’employeur peut estimer qu’il est dans l’impossibilité de recourir à un équipement adéquat, à condition d’être raisonnable dans l’utilisation des échelles et escabeaux. D’ailleurs, cette interdiction de principe d’utiliser les échelles, escabeaux et marchepieds comme poste de travail vise tous les salariés et pas les seuls mineurs. En dessous de 16 ans en revanche, aucune dérogation n’est possible : il est interdit à tout jeune travailleur entre 14 et 16 ans de travailler en hauteur.
Bref, ampoules ou escabeau, les exemples évoqués dans le reportage datent un peu et ont été aménagés depuis des années. Surtout, s’il est difficilement niable que le nombre de normes explose, que certaines sont peut-être absurdes, on s’interrogera sur le choix de cibler celles qui visent la prévention des accidents du travail, dont on rappellera qu’ils ont entrainé 738 décès de salariés en 2022, tout en les comparant avec les normes sur la qualité de la dentition des gendarmes ou celles sur des jardins d’enfant.
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