Protéger à la fois la liberté de manifester et l’ordre public
Dernière modification : 17 juin 2022
Auteur : Jérémy Surieu, étudiant en droit, sous la direction de Jean-Paul Markus, professeur de droit à l’UVSQ
Réflexe pavlovien du législateur en période de fortes tensions sociales, une proposition de loi est en cours d’adoption à l’Assemblée nationale afin de lutter contre les violences qui ont émaillé les manifestations de ces dernières semaines en France. Cette proposition de loi réinterroge le délicat équilibre entre liberté de manifester et sécurité. Si la liberté de manifester est protégée par les textes, elle peut être encadrée, mais pas dans n’importe quelles proportions.
Une liberté protégée…
La liberté de manifester est indirectement protégée par l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Le Conseil Constitutionnel l’a consacrée en 1994 comme un « droit d’expression collective des idées et des opinions ». Elle jouit également d’une protection conférée par le droit international, à travers l’article 20 de la Déclaration universelle des droits de l’homme qui évoque la liberté de réunion et d’association pacifique, complété par l’article 21 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, ainsi que l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’homme qui consacre un droit de « réunion pacifique ».
… mais limitée par les contraintes d’ordre public
L’impératif de maintien de l’ordre constitue le seul motif permettant de restreindre l’exercice par les individus de leur liberté de manifestation sur la voie publique. Cette limite est notamment posée par l’article L 211-4 du code de la sécurité intérieure qui permet aux préfets et aux maires de prononcer l’interdiction d’une manifestation lorsque sont redoutés des troubles à l’ordre public. Mais ces restrictions sont soumises à un contrôle minutieux du juge administratif qui, en vertu d’une jurisprudence constante, censure les restrictions disproportionnées, sans limites dans le temps ni dans l’espace, ou sans rapport avec l’ampleur réelle des troubles redoutés. C’est sans doute sur ce point que l’article 2 de la loi actuellement débattue pose le plus d’interrogations en ce qu’il prévoit de permettre au préfet d’interdire à un individu de prendre part à une manifestation sans même le recours préalable à un juge. Dit autrement, la loi crée au profit de l’autorité administrative une interdiction individuelle de manifester. C’est pourquoi d’ailleurs ce même article 2 anticipe le passage devant le Conseil constitutionnel, en obligeant l’autorité à bien circonscrire l’interdiction, en temps et en lieu.
La sauvegarde de l’ordre public trouve des traductions diverses dans la jurisprudence. Le tribunal administratif de Paris a ainsi jugé légale l’interdiction en 2015 d’une manifestation en raison du contexte des attentats visant les dessinateurs de Charlie Hebdo. Le Conseil d’État a jugé légal un arrêté de préfet de police interdisant une manifestation d’opposants à l’interruption volontaire de grossesse en raison de l’existence de précédentes manifestations violentes de même nature au sein d’hôpitaux. À l’inverse, le même Conseil d’État a estimé que le risque d’ « agacer » la Chine ne pouvait justifier un arrêté pris par le préfet de police visant à interdire la tenue d’une manifestation d’une association d’opposants de ce pays, lors de la visite du président chinois en France.
La déclaration préalable : elle protège les manifestants comme des autres citoyens
Le régime juridique en vigueur en France est un système original de déclaration qui se distingue du système d’autorisation. Les manifestations publiques sont réglementées depuis un décret-loi du 23 octobre 1935, qui institue, peu après les grandes manifestations de 1934, un régime de déclaration préalable pour les manifestations se déroulant sur la voie publique. La déclaration est obligatoire et permet aux autorités de s’organiser afin d’assurer le maintien de l’ordre. L’article L 211-2 du code de la sécurité intérieure précise les modalités de cette déclaration. Le maire doit transmettre sous 24 heures la déclaration de manifestation au préfet. Si la déclaration est complète, l’autorité administrative ne peut alors refuser de délivrer un récépissé de déclaration. En cas de difficulté avec l’itinéraire proposé par les organisateurs, le préfet peut néanmoins valablement décider de modifier le trajet comme cela a pu être jugé récemment pour la marche des Fiertés de Lyon.
L’article L 211-1 du code de la sécurité intérieure prévoit une dérogation à l’obligation de déclaration préalable pour les manifestations conformes aux usages locaux (processions, défilés traditionnels, cérémonies mémorielles, etc.).
Si la manifestation est organisée malgré l’absence de déclaration ou malgré une interdiction, s’applique alors l’article 431-9 du code pénal, qui ne vise toutefois que l’organisateur, pas les manifestants eux-mêmes. Est considéré comme organisateur celui qui, malgré l’interdiction d’une manifestation dont il a connaissance, s’abstient d’informer les participants et les laisse en toute mauvaise foi déployer des banderoles puis défiler (Cour de cassation, 1998). C’est d’ailleurs sur ce fondement qu’Éric Drouet avait été arrêté le 2 janvier dernier.
Une liberté devant s’exercer à visage découvert
La dissimulation illicite du visage par certains participants représente un obstacle pour les autorités de police en matière d’identification d’auteurs de dégradations matérielles et de violences physiques. C’est pourquoi, en 2009, un décret devenu l’article R 645-14 du code pénal avait créé une nouvelle contravention, celle consistant à dissimuler délibérément son visage au cours d’une manifestation (sauf manifestations conformes aux usages locaux ou autre motif légitime). L’amende est de 1500 euros. La nouvelle loi en phase d’adoption à l’Assemblée nationale prévoit de transformer cette contravention en délit, puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende.
La loi en cours de discussion ne constitue donc pas un bouleversement du paysage juridique, dès lors qu’elle a été expurgée de son objet phare, celui du « fichier des casseurs », qui avait fait l’objet d’une contestation dans les colonnes des Surligneurs. Mais elle durcit les conditions de manifestation au point qu’on peut se demander, notamment s’agissant du délit de dissimulation du visage, s’il ne pourrait pas apparaître comme disproportionné s’il se retrouve face au juge constitutionnel. À suivre donc…
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