“Payez pour être laissés tranquilles”, le nouveau credo de Facebook risque de ne pas survivre au RGPD
Auteur : Philippe Mouron, maître de conférences HDR en droit privé, directeur du master Droit des médias électroniques, Université d’Aix-Marseille
Relecteur : Jean-Paul Markus, professeur de droit public, Université Paris-Saclay
Secrétariat de rédaction : Guillaume Baticle
L’offre nouvelle de Meta “Payez pour être laissés tranquilles” (abonnement payant contre non-collecte des données privées) constitue la réponse aux exigences du RGPD en matière de transparence des méthodes de collecte et d’utilisation des données privées. Compte tenu de la place qu’ont pris les services Meta dans la vie quotidienne et professionnelle, il n’est pas certain que cette formule soit très respectueuse du droit au consentement. La CNIL est saisie.
“Le nouvel abonnement de Meta : un écran de fumée destiné à détourner l’attention du consommateur quant au traitement illicite de ses données personnelles”. C’est ainsi que l’UFC-Que Choisir a qualifié l’offre payante d’abonnement à Facebook (9,99 €/mois), proposée comme une alternative à l’accès gratuit assorti d’un pistage publicitaire. D’une façon coordonnée avec sept autres associations européennes de défense des droits des consommateurs, l’UFC a saisi la Commission nationale informatique et libertés (CNIL) de ce sujet, estimant que cette offre était contraire aux prescriptions du règlement général relatif à la protection des données (RGPD) du 27 avril 2016. Cette nouvelle procédure devrait pousser un peu plus Meta dans ses derniers retranchements, alors même que le groupe s’est déjà fait épingler à plusieurs reprises pour ses pratiques discutables.
L’alternative proposée aux abonnés ne serait pas dans l’absolu illégale, si ce n’est qu’elle n’est pas suffisamment entourée de garanties tenant au respect des engagements formulés par Meta.
Vous payez en espèces, carte, ou données personnelles ?
“Si c’est gratuit, c’est que vous êtes le produit”. L’adage bien connu correspond à une authentique situation juridique. Le Tribunal de grande instance a ainsi jugé à plusieurs reprises, et en particulier s’agissant de Facebook, que les conditions générales d’utilisation des réseaux sociaux comportent bien un prix, quand bien même ils seraient gratuits. L’exploitation publicitaire des données personnelles est en effet la contrepartie à cette gratuité d’accès, ce qui constitue aux yeux du juge un échange à titre onéreux et donc un prix. L’Union européenne n’a pas démenti cette affirmation, en considérant que le prestataire d’un service numérique peut fournir celui-ci contre un prix exprimé monétairement ou contre la fourniture de données personnelles de la part de ses usagers.
Payer un prix serait-il dès lors inconcevable sur le plan des principes ? Non, car les services numériques, comme toute activité économique, ont bien un coût pour les entreprises qui les développent. Il n’est donc pas anormal de reporter celui-ci sur les consommateurs, à moins de bénéficier d’autres sources de financement. C’est donc un choix délibéré qui a été effectué dès l’origine de se rémunérer exclusivement ou partiellement via la publicité. Celle-ci a toujours été un facteur d’abaissement du prix public, comme pour la presse écrite (sans publicité, les journaux coûteraient bien plus cher), les services de radio et de télévision.
Mais ce modèle économique se révèle bien plus poussé et intrusif dans les réseaux sociaux, qui bénéficient d’une manne exploitable considérable. Il est certain que le principal marché de Meta est celui de la publicité, les données personnelles des utilisateurs constituant une simple matière première à façonner. Et la gratuité permet assurément de toucher un plus grand nombre de personnes.
L’UFC s’en fait justement l’écho dans le communiqué publié le 29 février, en relevant que la firme de Mark Zuckerberg vante auprès des “entreprises qui souhaiteraient avoir recours à ses services de publicités ciblées une technologie puissante, fondée sur des algorithmes, et censée actualiser en permanence le profil publicitaire du consommateur en se basant sur des informations personnelles extrêmement détaillées”.
C’est bien là que les choses se compliquent.
Un accès gratuit à Facebook, à quel prix ?
Facebook ne s’est en réalité jamais limité aux seules données que fournissaient volontairement ou consciemment ses utilisateurs.
Outre le fait que ses services reposent historiquement sur une personnalisation particulièrement poussée des contenus, nombre d’outils ont été développés pour préciser encore davantage le profil des utilisateurs à des fins publicitaires. Poétiquement surnommés les outils Facebook Business, ceux-ci permettent de collecter et traiter les données issues des autres services du groupe Meta, tels que Instagram et Whatsapp, mais aussi, et cela est encore plus inquiétant, celles qui proviennent de services tiers. Ces pratiques avaient déjà pu attirer l’attention des autorités de protection des données européennes mais aussi de la justice.
Ainsi en est-il du cookie associé au bouton « Like », dont la présence sur les pages de sites tiers permet de collecter les données des internautes amenés à les consulter, y compris, semble-t-il, celles de personnes ne possédant pas de compte Facebook. De même, le rachat de Whatsapp a été l’occasion de concentrer encore davantage de données entre les mains du groupe, au-delà de la concentration des entreprises. Autrement dit, Meta est en mesure de connaître toutes les habitudes de navigation des utilisateurs de ses services, en corrélant et croisant leurs données de façon généralisée.
Ce commerce, pratiqué au mépris du RGPD, n’a pas manqué d’attirer l’attention sur le groupe, qui en a fait les frais encore tout récemment.
Si le prix ne pose pas de problème juridique, la question du consentement demeure
La plainte formulée par l’UFC intervient quelques mois après un important arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne, rendu le 4 juillet 2023, ayant en grande partie condamné le modèle de Meta au regard du RGPD.
Le groupe affirmait en défense que les traitements de données pouvaient être fondés sur l’exécution même du contrat auquel adhèrent ses utilisateurs, au sens de l’article 6 du RGPD. Or, la Cour a considéré que la personnalisation de la publicité n’apparaissait pas nécessaire à la fourniture du service et qu’il existe des alternatives moins intrusives de la vie privée. Le Comité européen de la protection des données avait déjà pu affirmer qu’il “serait difficile de soutenir que le contrat n’a pas été exécuté au motif qu’il n’y avait pas de publicité comportementale”.
Autre argument avancé par Meta devant la Cour de justice, l’intérêt légitime poursuivi par plusieurs de ses fonctionnalités. Or, de ce point de vue, la Cour a estimé que les utilisateurs d’un réseau social gratuit ne peuvent raisonnablement s’attendre à ce que leurs données soient traitées d’une façon aussi généralisée. L’article 6 dispose que cet intérêt légitime ne saurait primer sur les intérêts et droits fondamentaux de la personne concernée. Or, les traitements effectués par Meta portent “sur des données potentiellement illimitées” selon la Cour, ce qui peut générer chez l’utilisateur “la sensation d’une surveillance continue de sa vie privée”.
Le recours à une offre payante sans publicité serait donc l’ultime possibilité pour le groupe de sauver son modèle économique. Celle-ci serait a priori fondée sur le consentement de l’utilisateur, qui disposerait d’un choix entre deux options équivalentes : payer en données privées et ne rien débourser, ou payer en argent et sauvegarder ses données. Cela revient à adopter la logique du “pay for privacy”, déjà dénoncée aux États-Unis : le droit d’être laissé tranquille ne doit pas être conditionné au paiement d’un prix. Si bas soit-il, l’abonnement reste prohibitif pour un certain nombre d’internautes, qui se tourneront forcément vers l’offre gratuite, ou devront cesser d’utiliser les produits Meta.
Or, compte tenu du caractère désormais incontournable des services de Meta, on peut douter du caractère libre et éclairé du consentement de l’utilisateur L’UFC attire ainsi l’attention sur la position dominante acquise par Meta, dont les services sont entrés dans la vie quotidienne. Or, en dépit des condamnations, les conditions d’utilisation sont toujours d’une grande opacité, notamment quant aux finalités poursuivies et aux moyens qui sont employés pour collecter les données, ce qui est contraire aux exigences de transparence que doit respecter le responsable d’un traitement de données.
Cet abonnement pourrait donc bien être considéré comme un outil de contournement du RGPD. La décision de la CNIL est attendue avec impatience.
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