Les Surligneurs est un média indépendant qui lutte contre la désinformation juridique.

rubriques

« Body count » et rongeurs monogames : la drôle de science de Thaïs d’Escufon

Thaïs d'Escufon, le 20 février 2021. Photo : Bertrand Guay / AFP
Création : 14 avril 2025
Dernière modification : 15 avril 2025

Autrice : Clara Robert-Motta, journaliste

Relecteur : Etienne Merle, journaliste

Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun

Secrétariat de rédaction : Etienne Merle, journaliste

Une influenceuse d’extrême droite détourne des études sur l’ocytocine pour défendre l’idée que les femmes ne devraient pas avoir plusieurs partenaires sexuels, au nom d’un prétendu déterminisme biologique. Entre simplification à l’extrême, cherry picking scientifique et contre-sens, la théorie d’un mauvais « body count » ne tient pas la route.

« C’est combien ton body count? » Il y a quelques années, cette question sur le nombre de partenaires sexuels était devenue virale sur TikTok. La question est clairement intrusive et les réactions qu’elle suscite sont souvent misogynes. Pourtant, l’influenceuse d’extrême droite, Thaïs d’Escufon, encourage les hommes à la poser aux femmes avec qui ils envisagent une relation sérieuse.

Car, pour l’ancienne présidente du mouvement Génération identitaire, un nombre élevé de partenaires sexuels serait bien plus « grave » pour une femme que pour un homme.  « Plus une femme a connu de partenaires sexuels, plus sa capacité psychologique à s’attacher va se répartir sur un grand nombre d’hommes, explique-t-elle sur TikTok le 30 décembre 2023. Et donc le dernier partenaire en date va constituer une fraction de plus en plus réduite de l’attachement d’une femme ». 

Thaïs d’Escufon a même donné un petit nom à cette théorie : « La loi de la valeur décroissante de l’attachement ». Lisez-le clairement : les femmes qui ont plusieurs partenaires sexuels sont des femmes à éviter.

Ce concept inventé pour l’occasion semble être une marotte de l’influenceuse qui n’hésite pas à le servir à toutes les sauces (Frontières, X, TikTok). Pour justifier un tel sexisme décomplexé, Thaïs d’Escufon en appelle au sacro-saint argument : la science. « Les femmes sont toujours rattrapées par leur biologie », prévient-elle.

Ainsi, l’influenceuse explique dans une interview au média d’extrême droite Livre Noir (Frontières) qu’une femme est « beaucoup plus impactée négativement, psychologiquement, par le fait d’avoir un nombre élevé de partenaires sexuels parce que les femmes sécrètent deux fois plus d’ocytocine, qui est l’hormone de l’attachement, que les hommes ». Et elle précise : « C’est quelque chose [l’ocytocine] qui est libéré à une quantité phénoménale notamment lors des rapports sexuels ». 

Qu’en est-il vraiment ? Les femmes sont-elles biologiquement plus à même de s’attacher aux hommes ? Leur nombre de partenaires sexuels peut-il avoir des conséquences sur une future vie de couple ? Que chacun se rassure, les arguments dits scientifiques avancés par Thaïs d’Escufon ne tiennent pas la route. 

Contactée par téléphone, l’influenceuse n’a pas souhaité répondre à nos questions. 

L’ocytocine : une hormone à la double fonction

Thaïs d’Escufon base son raisonnement sur le rôle de l’ocytocine, qu’elle présente comme « l’hormone de l’amour et de l’attachement ». C’est une idée largement reprise dans les médias, mais qui mérite d’être précisée, car elle ne reflète pas toute la complexité de cette molécule.

En réalité, l’ocytocine a deux fonctions principales, qui dépendent de la manière dont elle est libérée dans le corps. Pour bien comprendre, un petit détour par la biologie s’impose.

L’ocytocine est une hormone produite dans le cerveau par différents types de neurones. Elle peut ensuite être libérée de deux façons : dans le sang, où elle agit comme une neurohormone ; et dans le cerveau lui-même, où elle joue le rôle de neuromodulateur, c’est-à-dire qu’elle influence l’activité des autres neurones, en la renforçant ou en la diminuant.

Ces deux circuits ont des effets très différents. Lorsqu’elle circule dans le sang, la fonction la mieux établie de l’ocytocine – dite plasmatique – est liée à la maternité : elle déclenche les contractions de l’utérus au moment de l’accouchement et provoque l’éjection du lait lors de la tétée. D’ailleurs, son nom vient du grec õkytokíne, qui se traduit littéralement par « naître rapidement ».

Mais quand elle agit directement dans le cerveau, l’ocytocine joue un rôle bien différent, et plus subtil. Selon Marcel Hibert, professeur à la faculté de pharmacie de l’université de Strasbourg et auteur de Ocytocine mon amour (Humensciences, 2021), cette molécule facilite les interactions sociales.

Elle renforce le lien entre les parents et leur enfant, favorise l’empathie, stimule la confiance, encourage la communication, et nourrit le sentiment d’appartenance à un groupe. Il est donc réducteur de résumer l’ocytocine à une « hormone de l’amour ».

Peut-on, pour autant, affirmer que l’ocytocine est responsable de l’amour que peuvent se porter deux êtres humains épris l’un de l’autre ? Et d’autant plus lorsqu’ils ont des relations sexuelles ? Eh bien… pas vraiment, voire vraiment pas, à en croire les (vrais) spécialistes.

Ocytocine = amour ? Non

Pour Marcel Hibert, « des milliers de paramètres, trop complexes pour être identifiés et compris, sont mis en jeu pour créer un lien amoureux ou affectif : des centaines de gènes, votre histoire personnelle, votre environnement, votre mémoire génétique et neuronale (vos souvenirs conscients ou inconscients) ». Il ajoute que si « l’ocytocine augmente l’empathie et contribue à un lien affectif, un attachement, elle ne peut en aucun cas en être la cause. »

Pourtant, dans un thread sur X, l’influenceuse montre un graphique expliquant une apparente différence entre les façons dont les hommes et les femmes tomberaient amoureux et qui s’expliquerait par une évolution d’hormones différentes selon le sexe. Pour les femmes, ce serait un combo d’ocytocine et de dopamine tandis que pour les hommes, l’amour viendrait avec un mélange de testostérone, de vasopressine et de dopamine. 

« C’est n’importe quoi, réagit Marie-José Freund-Mercier, neuroscientifique professeure émérite à l’université de Strasbourg et autrice du livre Ocytocine : entre mythe et réalité. Il n’existe aucune étude présentant de telles mesures, ça ne vient de rien. » 

La base scientifique : des études sur des rongeurs ?

Ce graphique douteux partagé par l’influenceuse est tiré du livre de Dawn Maslar, une biologiste de formation états-unienne qui a écrit plusieurs ouvrages de coaching amoureux et présenté une conférence TedX. 

En revanche, elle n’a produit aucune étude scientifique sur la neurobiologie, l’ocytocine ou le fonctionnement du cerveau humain. Contactée, l’autrice assure avoir des sources solides qu’elle liste dans les références de son livre Men chase, Women choose. Vérification faite, il n’est pas possible de tirer de telles conclusions des études citées. Tout d’abord, de nombreuses études ont été réalisées… sur des rongeurs.

Et plus particulièrement sur des campagnols des prairies. « On les utilise car c’est une espèce monogame ce qui est très rare chez les espèces animales », explique Marie-José Freund-Mercier. 

Ces petits rongeurs se mettent « en couple » juste après l’accouplement : ils resteront ensemble toute leur vie et élèveront leur progéniture ensemble. Plusieurs études ont montré qu’il était possible de reproduire cet attachement monogame en injectant de l’ocytocine dans leur cerveau plutôt que de les faire s’accoupler. 

Un campagnol des praires. Image libre de droit.

 

En laboratoire, on a aussi pu défaire le lien de parenté et d’attachement en injectant une molécule produisant l’effet inverse de l’ocytocine. Conclusion simpliste : l’ocytocine sécrétée pendant l’accouplement provoque la monogamie chez ces rongeurs. 

Un emballement médiatique autour de l’ocytocine

Alors, bingo ? La science a découvert l’hormone de l’attachement ? C’est loin d’être aussi simple. 

« Ce sont ces données qui sont à l’origine depuis plusieurs années d’un emballement médiatique pour l’ocytocine, raconte la neuroscientifique. Mais extrapoler ces résultats à l’espèce humaine se heurte à plusieurs difficultés. » Tout d’abord – et s’il fallait le rappeler – les rongeurs ne sont pas des êtres humains. « Le fonctionnement du cerveau humain est éminemment plus complexe », rappelle Marie-José Freund-Mercier. 

D’autant que même chez les rongeurs, les diverses études scientifiques n’ont pas tranché la question sur l’importance du rôle de l’ocytocine : « il ne suffit pas que les rongeurs sécrètent l’ocytocine dans le cerveau, encore faut-il qu’ils aient des récepteurs de l’ocytocine dans les régions cérébrales concernées », poursuit la spécialiste.

Outre les animaux, certaines études ont été réalisées sur les humains. Chez l’homme, le rôle de l’ocytocine dans l’amour est déduit d’études montrant que le taux d’ocytocine augmente dans le sang lors d’expériences d’attachement. Ceci dit, « certaines études n’ont pas réussi à reproduire ces résultats, ce qui souligne la complexité du rôle de l’ocytocine dans les relations humaines », nuance Mohammed Kabbaj, neuroscientifique à l’université de Floride, co-auteur de plusieurs études sur le sujet. 

Plus décalée encore, une augmentation du taux d’ocytocine plasmatique a été mesurée dans des tas d’autres situations qu’un état dit « amoureux ». « Une étude a montré que le taux d’ocytocine plasmatique augmentait de la même façon lorsque des hommes se faisaient masser pendant 20 minutes ou quand ils lisaient le bulletin national de géographie des USA », développe Marie-José Freund-Mercier.

Un couple dans un parc. Image d’illustration. Photo : Joe Klamar / AFP

 

Il existe une autre limite importante concernant les recherches sur l’ocytocine chez l’être humain : la manière dont cette hormone est mesurée. La grande majorité des études ne mesurent pas l’ocytocine directement dans le cerveau, mais dans le sang. Or, le taux d’ocytocine dans le sang ne reflète pas forcément celui du cerveau. Il est donc risqué de tirer des conclusions sur le comportement ou les émotions à partir de cette seule donnée.

Et c’est un point crucial : c’est l’ocytocine présente dans le cerveau qui est la plus directement impliquée dans les comportements sociaux, comme l’attachement, la confiance ou l’empathie. Si on ne peut pas mesurer cette activité cérébrale avec précision, les interprétations restent partielles et subjectives.

Quid de la différence entre hommes et femmes ?

Bref, le rôle de l’ocytocine dans « l’amour » chez l’humain n’a clairement pas été mis en évidence par la recherche. Et ce n’est pas la seule erreur factuelle de Thaïs d’Escufon. 

Sur la prétendue différence de fonction de l’ocytocine entre les hommes et les femmes l’influenceuse d’extrême droite doit aussi revoir sa copie.

L’hormone est « présente en quantité équivalente dans les neurones hypothalamiques des noyaux supraoptique, paraventriculaire et accessoire chez les mâles et les femelles de tous les mammifères pour lesquels des mesures ont été réalisées », écrit-elle dans son livre Ocytocine : entre mythe et réalité (éditions doin). 

À noter, tout de même, que l’oestrogène – une hormone sexuelle féminine – stimule des gènes des transporteurs et des récepteurs de l’ocytocine cérébrale, rappelle Bernard Sablonnière, professeur émérite de biochimie et biologie moléculaire à la Faculté de Médecine de Lille et auteur de La chimie des sentiments. « Mais aucun argument scientifique ne démontre une libération d’ocytocine cérébrale plus élevée chez la femme en général par rapport aux hommes », souligne Bernard Sablonnière.

Mais qu’en est-il des rapports sexuels ? Marie-José Freund-Mercier, l’affirmation selon laquelle « les femmes sécrètent deux fois plus d’ocytocine que les hommes lors des rapports sexuels » ne repose sur aucune donnée scientifique. « Quelques études mesurant le taux d’ocytocine plasmatique chez l’homme pendant un orgasme induit par une masturbation montrent même l’inverse », précise-t-elle.

Selon les spécialistes interrogés par Les Surligneurs, rien ne permet de l’affirmer. « Je ne connais pas de publication scientifique validant cette assertion », indique pour sa part Marcel Hibert qui n’exclut pas qu’il en existe une qu’il ne connaît pas.

« Il n’existe aucune donnée concernant une augmentation d’ocytocine cérébrale au moment de l’accouplement dans l’espèce humaine », conclut Marie-José Freund-Mercier. Il est donc clair que, contrairement à ce que voudrait nous faire croire cette pseudo-science, l’amour humain ne se résume ni aux rongeurs, ni à un « body count ».