Non, le « Coran européen » n’est pas un ouvrage de propagande des Frères musulmans
Auteur : Jean-Baptiste Breen, étudiant en master de journalisme à Sciences Po Paris
Relectrice : Maylis Ygrand, journaliste et Clara Robert-Motta, journaliste
Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun
Secrétariat de rédaction : Clarisse Le Naour, double cursus L3 science politique et L3 droit public à l’université Lumière Lyon II
Source : Compte Facebook, le 15 avril 2025
Depuis plusieurs mois, les liens supposés entre un projet de recherche européen autour du Coran et les Frères musulmans font réagir les sphères de la droite et de l’extrême droite. Ce travail universitaire débuté en 2019 et financé par l’Union européenne n’a pourtant pas de lien avec l’islam radical.
L’Union européenne financerait la propagande des Frères musulmans. Il aura suffi d’un seul article du Journal du dimanche (JDD), publié le 13 avril 2025, pour allumer la mèche.
L’article s’attaque à un projet de recherche historique, financé par l’Union européenne, intitulé « Le Coran européen » qui aurait « de quoi interpeller », selon son auteur. Le JDD critique des liens supposés avec le frérisme de la part de chercheurs liés à ce projet financé à hauteur de 9,8 millions d’euros par le Conseil européen de la recherche (ERC).
De nombreuses personnalités politiques de droite et d’extrême droite ont réagi immédiatement, dénonçant un financement pour « la réécriture idéologique de notre histoire« et un « prosélytisme identitaire en ferme opposition avec les valeurs et l’histoire européennes« .
Sur les réseaux sociaux, les accusations n’ont également cessé de pleuvoir. « L’UE favorise l’islam radical et les Frères musulmans », s’exclame un internaute. Pour un autre utilisateur, la situation est claire : les Frères musulmans ont « obtenu de l’Union qu’elle finance une étude visant à relativiser l’influence du christianisme » en Europe, affirme-t-il.
La polémique s’est même frayé un chemin jusqu’au gouvernement, lorsque le 21 mai, le ministre délégué chargé de l’Europe, Benjamin Haddad est interrogé sur Radio J sur le contrôle de fonds européens « qui pourraient être mal dirigés ». Appelé à se positionner sur « le projet de Coran européen », Benjamin Haddad répond que « pas un euro d’argent public européen ne doit être utilisé pour financer les ennemis des valeurs européennes » avant de fustiger le fait que certains financements puissent être dirigés vers « des associations qui sont liées aux Frères musulmans ».
L’influence des Frères musulmans – mouvement transnational politico-religieux sunnite – se cacherait donc derrière ce projet de recherche, à écouter ses détracteurs. Ses allures académiques ne seraient qu’un atour pour promouvoir, de manière dissimulée, la supériorité du livre saint de l’islam. Mais à mieux regarder le projet en détail, il n’en est rien.
Guerre de religion
Le projet de recherche, qui a débuté en 2019 et doit se terminer en 2026, est piloté par quatre spécialistes de l’histoire musulmane et du monde arabe : Mercedes García-Arenal (Conseil supérieur de la recherche scientifique de Madrid), Roberto Tottoli (Université de Naples), Jan Loop (Université de Copenhague), John Tolan (Université de Nantes).
« The European Qur’an », abrégé EuQu, s’intéresse à la manière dont le Coran a influencé la pensée européenne du Moyen Âge jusqu’au début du XIXe siècle.
Les différents travaux produits par le groupe de chercheurs depuis 2019 – des ouvrages scientifiques, des articles, des thèses, mais aussi des productions pour le grand public, comme un livre pour enfants et une chaîne YouTube – montrent que des intellectuels comme Goethe, Victor Hugo, ou encore Rousseau ont tous puisé de l’inspiration dans le Coran.
Mais, « nous ne sommes pas tous uniquement intéressés par l’impact positif du Coran sur les intellectuels européens », précise Jan Loop qui note que le livre saint de l’islam a également suscité de nombreuses critiques en Europe. Il prend l’exemple de la pensée protestante qui « s’opposait autant à l’islam qu’au catholicisme romain ». Plutôt que de mettre la religion musulmane sur un piédestal, les recherches du « European Qur’an » cherchent à montrer la manière dont « les religions se sont construites les unes par rapport aux autres ».
Pour John Tolan, l’un des codirecteurs du projet, l’explication de l’acharnement à l’encontre du « Coran européen » se résume en une phrase : « Les polémistes n’ont pas regardé plus loin que le titre, qu’ils n’ont du reste pas essayé de comprendre ». L’historien explique avoir demandé un droit de réponse au JDD après la publication de l’article le concernant. À l’heure où Les Surligneurs écrivent cet article, il ne lui a pas été accordé.
Dans la lettre envoyée au journal détenu par Vincent Bolloré — que Les Surligneurs ont pu consulter — John Tolan s’oppose aux accusations de « réécriture de l’histoire » formulées à son encontre. « C’est justement le rôle de l’historien de réinterroger les sources, de proposer de nouvelles lectures, et de contextualiser les représentations du passé », insiste-t-il.
En d’autres termes, ce travail tend à montrer les échanges complexes, entre mondes musulmans et européens, qui ont forgé la culture occidentale du Moyen Âge à nos jours. Si le titre du projet et son contenu ont été mal interprétés, selon les dires des chercheurs, ses détracteurs ont vu d’autres relations entre le projet et l’islam radical.
Plus que le contenu, les critiques du JDD se sont concentrées sur le pedigree des auteurs, et plus particulièrement sur l’un des co-directeurs, John Tolan, accusé par le journal de liens supposés avec le frérisme.
Des liens avec les Frères musulmans ?
Le JDD assure que John Tolan est « plébiscité par des sphères réputées proches des Frères musulmans ». L’hebdomadaire fait par exemple la liste de quatre conférences et événements, entre 2019 et 2022, auxquels l’historien a participé dans des lieux comme l’Institut européen des sciences humaines de Paris (IESH) dont la « création est attribuée par plusieurs chercheurs – dont Lorenzo Vidino et Sergio Altuna – aux Frères musulmans ». Dans une étude de 2021, les deux chercheurs rattachent effectivement l’IESH au réseau culturel frériste mais précisent également que « toutes les personnes qui travaillent ou ont étudié à l’IESH ne sont pas nécessairement membres ou sympathisants de la Fraternité« .
Mais le papier du JDD s’appuie également sur un extrait d’un des anciens ouvrages du chercheur — Nouvelle histoire de l’islam — pour étayer son argumentaire. L’auteur de l’article sous-entend que John Tolan serait complaisant envers l’organisation religieuse car il aurait écrit que les Frères musulmans « ont une conception de l’exercice du pouvoir ‘collective et consensuelle' ». Le principal intéressé dénonce une mauvaise lecture.
Le passage du livre en question présente L’Ombre du Coran, un texte rédigé dans les années 1950 par Sayyid Qutb, un frériste alors emprisonné par Nasser, qui venait de prendre le pouvoir en Égypte. L’historien expliquait les propos de Sayyid Qutb qui écrivait, en effet, que le pouvoir doit être « exercé de manière collective et consensuelle ». Une manière pour le rigoriste de s’opposer alors au régime de Nasser. Mais John Tolan se défend de reprendre à son compte cette vision.
Dans sa lettre au JDD, l’historien rétorque que « tout [son] livre déconstruit précisément les mythes et visions figées défendues par les mouvements islamistes ». Il ajoute qu’il critique « frontalement le salafisme, le wahhabisme et les doctrines des Frères musulmans ».
Face aux vives critiques formulées à l’encontre des recherches du groupe du European Qur’an, qualifiées de « campagne rance », plus de 90 chercheurs ont co-signé une tribune publiée le 17 mai pour défendre John Tolan et son projet de recherche. Ils appellent à défendre la « liberté » de leurs confrères et assurent « reprendre à leur compte » ce qui est écrit dans « Le Coran européen ».
L’auteur de cette tribune, Tristan Vigliano, rappelle aux Surligneurs la difficulté d’obtenir des financements européens après une candidature auprès du Conseil Européen de la Recherche : « Le taux d’acceptation [est] inférieur à 11 %« . En effet, le projet est soumis à une analyse indépendante par une cohorte d’autres chercheurs qui rend toute influence extérieure difficilement concevable.
Analyse indépendante
Après avoir présenté le projet de recherche à l’ERC, il est « soumis à 10 à 15 chercheurs spécialistes du monde entier » pour évaluation, explique Tristan Vigliano, professeur en littérature française de la Renaissance à l’Université d’Aix-Marseille.
« Les spécialistes en question ne sont pas des amis des chercheurs qui présentent le projet », ironise Tristan Vigliano. « En termes de recherche, c’est le concours le plus compétitif » et le décrocher signifie que les membres de l’équipe du « Coran européen » ont « réussi à prouver qu’ils pouvaient modifier l’état de l’art [les connaissances actuelles sur le sujet, ndlr] », conclut-il.
Autrement dit, rien ne permet de soutenir que les recherches menées par le groupe du European Qur’an, soutenues par un collectif de pairs, ont un quelconque rapprochement avec la doctrine des Frères musulmans. Contacté par les Surligneurs, l’auteur de l’article du Journal du dimanche n’a pas donné suite à nos sollicitations.