Match Darmanin-Benzema : le ministre de l’Intérieur reproche au footballeur de ne pas réagir sur l’attentat d’Arras et les attaques terroristes du Hamas
Dernière modification : 24 octobre 2023
Auteur : Jean-Paul Markus, professeur de droit public, Université Paris-Saclay
Liens d’intérêts : aucun
Fonctions politiques ou similaires : aucun
Relecteur : Bertrand-Léo Combrade, professeur de droit public, Université de Poitiers
Liens d’intérêts : aucun
Fonctions politiques ou similaires : aucun
Secrétariat de rédaction : Loïc Héreng
Source : BFMTV, 19 oct. 2023
La condamnation d’actes terroristes par un ministre relève de son rôle en tant qu’autorité politique, tout comme la condamnation de comportements qu’il juge contraires aux valeurs républicaines. Pour autant, le principe de neutralité interdit à ce même ministre de prendre un citoyen à partie en lui reprochant de ne pas avoir les mêmes idées que lui.
Le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, sur BFMTV, a déploré que Karim Benzema « n’a(it) toujours pas fait un tweet pour l’assassinat de ce professeur à Arras, pour les bébés décapités, pour les femmes violées, pour les 1300 massacrés par le terrorisme islamiste en Israël », lui reprochant par ailleurs ses liens supposés avec les Frères musulmans et d’utiliser sa « notoriété extrêmement forte pour passer des messages qui pourrissent une partie de notre jeunesse ». Ce dernier aspect, qui aurait donné lieu à une plainte de Karim Benzema, relève le cas échéant du droit pénal.
Ce qui nous retiendra ici, ce sont les propos du ministre demandant au footballeur de condamner par tweet l’attaque d’Arras et celle du Hamas, sachant qu’il ne l’accuse pas, par ailleurs, d’apologie du terrorisme ni de radicalisation.
Un ministre fait de la politique mais aussi de l’administration
Les propos d’un ministre sont politiques lorsqu’il agit comme autorité politique. Ainsi, lorsqu’il appelle à voter pour tel ou tel candidat, ou défend la politique de son gouvernement, ses propos n’ont d’autre sanction que politique (par exemple par le vote, ou la responsabilité devant le Parlement).
Mais la majeure partie de son temps, un ministre la passe à gérer son ministère. Il agit alors comme une autorité administrative. Ses actes, qui sont des actes administratifs, relèvent du juge administratif qui en vérifie la légalité. Ainsi, le télégramme du ministre de l’Intérieur enjoignant aux préfets d’interdire toute manifestation pro-palestinienne était un acte administratif, à propos duquel le Conseil d’État a rappelé, le 18 octobre, qu’il serait illégal d’interdire ces manifestations par principe, ce que, au passage, Les Surligneurs avaient prévu…
Demander à Benzema de tweeter sur un événement, est-ce du politique ou de l’administration ?
Lorsqu’un ministre demande à un footballeur célèbre de prendre position sur les attaques du Hamas et sur l’attentat d’Arras, et de réprouver ces actes sur son compte X (anciennement Twitter), sous quelle casquette agit-il ? On peut certes considérer qu’il s’agit d’une personnalité politique s’adressant à une célébrité « people », et que tout cela relève du « showbiz-politique ».
Mais on peut aussi considérer qu’il s’agit d’un ministre qui rappelle à l’ordre un citoyen, et donc une autorité administrative s’adressant à un administré. Or, lorsqu’elle s’adresse aux citoyens, l’administration est tenue par les grands principes constitutionnels tels que l’égalité et surtout la neutralité.
Si c’est de l’administration, quid du principe de neutralité ?
Le principe de neutralité est de nature constitutionnelle selon le Conseil constitutionnel (18 sept. 1986). Étroitement lié au principe d’égalité, le principe de neutralité a deux implications : d’abord, l’administration ne saurait s’exprimer en faveur de tel ou tel courant politique. Cela explique par exemple qu’il soit illégal d’accrocher une banderole anti-réforme des retraites sur une mairie. Ensuite, c’est ce qui nous intéresse en l’occurrence, l’administration ne peut traiter un citoyen en fonction de ses idées politiques, ses croyances, ses origines, son genre, etc. C’est une obligation d’indifférence à l’égard des idées, croyances, origines, etc., des citoyens.
Cette indifférence administrative ne va bien sûr pas jusqu’à l’obligation pour l’administration de tolérer l’expression d’idées contraires à la loi, comme une incitation à la haine raciale ou une apologie du terrorisme : cela relève du pénal et il est même du devoir de l’administration de saisir le juge contre ce type de comportement. Mais cette indifférence ne permet pas non plus à une autorité administrative de déplorer publiquement qu’un citoyen, aussi célèbre soit-il, refuse de condamner un acte (ce qui, en droit, ne signifie pas qu’il l’approuve).
Les propos de Gérald Darmanin peuvent ainsi s’analyser comme une violation du principe de neutralité de l’administration.
Quelles conséquences ? Une administration qui commet une faute par son comportement peut être tenue pour responsable du préjudice causé par cette faute. Quel serait ce préjudice ? Benzema est célèbre et son image peut pâtir des propos du ministre. Il y aurait donc un préjudice moral. Ce préjudice peut certes être considéré comme moindre dès lors que le footballeur s’expose lui-même dans les réseaux sociaux et doit à ce titre s’attendre à la critique. Mais il s’expose à la critique d’autres citoyens qui ne partagent pas ses idées, pas aux reproches de l’administration sur ces mêmes idées.
Contacté, le ministre de l’Intérieur n’a pas répondu à nos sollicitations.
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