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Un travailleur marche devant le centre vétérinaire d'El Arjat, à proximité de Rabat, le 23 juillet 2025. En 2023, une vidéo tournée sur les lieux montrait des chiens affamés se nourrir de la carcasse de leurs congénères. Photo : Abdel Majid Bziouat / AFP

Maroc : existe-t-il une campagne visant à éliminer les chiens errants avant la Coupe du monde 2030 ?

Création : 28 novembre 2025

Auteur : Nicolas Turcev, journaliste

Relecteur : Etienne Merle, journaliste

Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun

Secrétariat de rédaction : Nicolas Turcev, journaliste

Source : Compte Facebook, le 19 novembre 2025

Depuis que le royaume a été choisi pour accueillir la compétition, plusieurs organisations de défense des animaux alertent sur une recrudescence de l’abattage des chiens errants. S’il est indiscutable que de telles tueries ont lieu, comme depuis des décennies, peu d’éléments permettent à ce jour de valider la thèse d’une campagne de nettoyage systématique.

Avertissement : les liens contenus dans cet article peuvent renvoyer vers des images choquantes, notamment de chiens décédés, ensanglantés ou laissés pour morts.

Les chiens errants marocains sont-ils menacés d’extinction ? Selon plusieurs publications postées sur les réseaux sociaux, les chiens en liberté dans le royaume sont menacés par une « campagne de nettoyage ». La raison ? L’organisation de la Coupe du monde 2030, attribuée par la FIFA à l’Espagne, au Portugal et au Maroc.

« L[a] simple existence [des chiens errants] gâche la carte postale que le monde veut voir en 2030. Si une Coupe du monde a besoin du sang de millions d’animaux pour briller, alors peut-être qu’elle ne mérite pas de briller du tout », s’indigne un internaute, qui illustre maladroitement sa publication avec une photo montrant l’abattage d’un chien par un policier irakien, à Bagdad, en 2010.

Cette affirmation fait suite à une campagne lancée en octobre 2024 par l’International Animal Coalition (IAWPC), un regroupement d’organisations de défense des animaux. Sur la foi de « témoignages répétés », le collectif certifie que les abattages de chiens errants augmentent « à cause de la Coupe du monde 2030 ». Outre le bien-être des animaux, l’IAWPC s’inquiète des conséquences psychologiques sur les enfants qui assistent à des maltraitances ou aperçoivent des dépouilles.

En mars 2025, l’ONG londonienne Fair Square qui lutte pour le respect des droits humains dans le sport a pris la plume pour tacler la FIFA, coorganisatrice de l’événement. « La FIFA ignore des preuves crédibles montrant que ses activités ont pour conséquence d’exposer des enfants à de la violence et de la souffrance », écrit Fair Square, qui a examiné les preuves récoltées par l’IAWPC. Elle juge que l’attribution de la Coupe du monde « a apparemment mené à une augmentation significative de l’abattage de chiens ».

La branche française de Peta a elle aussi écrit à la fédération sportive. Dans une lettre adressée à son président, Gianni Infantino, le porte-parole de l’association, le chanteur David Hallyday, s’inquiète du fait que « le gouvernement prévoirait d’exterminer 99 % des chiens sans-abri (soit environ trois millions d’individus [ce chiffre correspond en réalité à la population totale de chiens, errants et domestiques, selon une estimation de 2017, ndlr]) à travers le pays ».

Des abattages de chiens errants ont bien lieu

Il fait peu de doutes que de nombreux chiens ont été tués ou maltraités au Maroc depuis que la FIFA a retenu sa candidature, le 4 octobre 2023, pour accueillir la plus prestigieuse des compétitions sportives. La presse locale et les réseaux sociaux se font régulièrement l’écho de tels incidents. Dernier scandale en date : en juillet 2025, une vidéo tournée dans un refuge de Fez a révélé les conditions indignes dans lesquelles vivaient des dizaines de chiens émaciés, comme laissés pour morts.

L’abattage des chiens errants n’est cependant pas une nouveauté au Maroc, comme dans d’autres pays en développement. D’après une étude, le pays abattait entre 50 000 et 60 000 chiens chaque année au début de la décennie 2010. L’IAWPC affirme pour sa part que plus de 300 000 chiens sont tués chaque année dans le royaume, tandis que la SPA du Maroc estime ce chiffre à plus de 500 000 en 2024.

Sur le papier, l’élimination des chiens errants vise à éliminer la rage, dont ils sont le principal foyer et vecteur au Maroc, notamment à cause des morsures. Le gouvernement marocain a recensé 100 000 cas de morsures et de griffures en 2024. 33 personnes ont succombé à la rage la même année.

Mais l’abattage, en plus de sa cruauté, ne permet pas de traiter le problème. « La seule gestion responsable, éthique et durable, qui est recommandée par l’OMS, est de vacciner et stériliser les animaux, puis de les remettre sur le terrain pour qu’ils défendent leur territoire. Sinon, le vide laissé offrira la place à d’autres chiens non traités et le risque sera aggravé », explique Brigitte Auloy de la fondation Brigitte Bardot.

Les autorités marocaines assurent avoir tenu compte de ces directives. En 2019, un accord interministériel a officialisé la nouvelle orientation du gouvernement : les chiens ne doivent plus être abattus, mais capturés, traités, puis relâchés. Une nouvelle loi en cours d’examen à la Chambre des représentants sur la gestion des animaux errants doit entériner cette approche. Mais malgré ces signaux positifs, les témoignages d’abattage continuent d’affluer.

Les autorités sont-elles impliquées ?

Ces nouvelles réglementations ne seraient-elles alors qu’un affichage de la part du gouvernement marocain ? Une campagne d’élimination contraire à ses engagements a-t-elle lieu en catimini pour proposer une belle vitrine lors de la Coupe du monde ?

Dans une pétition en ligne, l’IAWPC affirme que « des hommes armés mandatés par le gouvernement se déplacent nuit et jour dans les zones urbaines et rurales du Maroc avec des fusils et des pistolets et tirent sur des chiens ».

La coalition s’appuie sur un faisceau d’indices à sa disposition, qu’elle relaie sur sa page Instagram. Elle cite notamment le témoignage anonyme d’un ancien officier qui lui aurait confié que des militaires ont participé à l’abattage de chiens errants par le passé. Elle présente également l’intervention d’un conseiller municipal de Marrakech qui promeut les « méthodes traditionnelles » de gestion des chiens errants – soit l’abattage – ainsi qu’un bon de commande de la commune de Beni Ensar pour 1 000 cartouches « pour abattage des chiens errants ».

Les Surligneurs n’ont pas été en mesure de vérifier de manière indépendante l’authenticité des témoignages et documents publiés par l’IAWPC.

Pour autant, interrogée par Les Surligneurs, l’IAWPC déclare qu’elle « n’a pas connaissance d’un plan écrit » du gouvernement marocain pour éliminer les chiens errants. « Ce que nous pouvons démontrer, c’est qu’il y a une stratégie de propagande des autorités et du gouvernement qui consiste à déclarer une chose et faire l’autre, et […] à dire que les informations relayant l’abattage de chiens sont une conspiration ou de fausses nouvelles », rajoute l’organisation.

Des chiens bouclés introuvables

L’IAWPC souligne que, si le gouvernement avait tenu ses engagements, les chiens stérilisés et vaccinés par les pouvoirs publics seraient repérables à leur bouclage situé dans l’oreille. Pourtant, « les seuls chiens identifiés que nous avons vus l’ont été par des particuliers ou des ONG, pas par les autorités », constate l’association.

C’est aussi l’avis d’Ali Izddine, militant historique de la cause des chiens dans le pays, fondateur et président de la SPA du Maroc : « Le ministre de l’Intérieur a déclaré devant le Parlement qu’il capturait 300 000 chiens par an : où sont passés ces chiens ? S’ils étaient effectivement stérilisés et relâchés, on les verrait dans la nature. »

Ces disparitions seraient-elles un indice de l’implication du gouvernement dans une « campagne de nettoyage » ? « Autrefois effectuée par de petits fonctionnaires locaux, la gestion des chiens errants est maintenant déléguée à des entreprises privées qui emmènent les animaux dans des fourgons de la mort, puis sont entassés et exécutés, parfois brûlés vivants », éclaire Ali Izddine.

Au Maroc, la gestion des animaux errants est une compétence déléguée aux communes, même si un tribunal a récemment reconnu la responsabilité du gouvernement dans leur élimination. Le ministère de l’Intérieur assure dans la presse que les collectivités, priées par une circulaire de 2021 d’appliquer des méthodes plus humaines, font des progrès. Sans jamais vraiment fournir de preuves convaincantes. Contactée, l’ambassade du Maroc en France n’avait pas répondu à nos sollicitations au moment de la publication.

Selon les observateurs interrogés par Les Surligneurs, l’absence de statistiques officielles et d’un pilotage centralisé, en plus de possibles faits de corruption dans l’attribution des marchés publics, empêche d’objectiver la réalité du terrain. Difficile, donc, malgré la cruauté et la prolifération des vidéos de mise à mort de chiens, d’affirmer avec certitude que la Coupe du monde provoque une augmentation des abattages par rapport à la normale.

Le gouvernement nie en bloc

Le gouvernement rejette d’ailleurs en bloc les accusations le visant. En février, le chef du département de l’hygiène et des espaces verts à la Direction générale des collectivités territoriales du ministère de l’Intérieur, Mohamed Roudani, a affirmé qu’il n’existe « aucune campagne d’abattage » et que « les informations faisant état d’un plan visant à éliminer trois millions de chiens errants avant la Coupe du monde 2030 sont sans aucun fondement« .

À l’été dernier, devant la chambre haute du Parlement, le ministre de l’Intérieur, Abdelouafi Laftit, a pour sa part dénoncé une « campagne médiatique coordonnée » qui ne rend pas justice aux « réels efforts faits pour protéger la santé publique et les droits des animaux ». Le responsable se félicite de la construction prévue de 20 refuges pour 240 millions de dirhams marocains (22 millions d’euros). L’un d’entre eux a ouvert à Rabat, mais sa gestion est critiquée par Ali Azddine, qui affirme que des chiens affamés ont été filmés en train de s’y entre-dévorer.

À la tête du Sanctuaire de la faune de Tanger, Salima Kadaoui est une autre militante historique de la protection des droits des chiens au Maroc. Si elle ne conteste pas l’abattage massif en cours, y compris de chiens déjà bouclés, elle estime que la pratique « a toujours existé » et que l’organisation de la Coupe du monde n’a pas d’influence sur une situation qui, selon elle, s’améliore dans le royaume.

« J’ai vu plusieurs photos de chiens bouclés relâchés à Temara [dans la banlieue de Rabat, ndlr], témoigne Salima Kadaoui aux Surligneurs. À ce que je sache, 300 chiens ont été relâchés. Je ne peux pas dire comment ça se passe dans le dispensaire, mais j’ai beaucoup d’espoir, parce que le Maroc veut vraiment changer. Malheureusement, l’abattage continue, et c’est une torture terrible, notamment pour les enfants, mais après l’adoption de la loi [contre l’élimination des animaux errants], je serai ravie du progrès réalisé. »

En attendant que le Maroc suive le chemin emprunté par son voisin algérien, qui vient d’interdire l’abattage des chiens errants selon le média TSA, les associations continuent de mettre la pression.

L’IAWPC a soumis aux autorités marocaines une nouvelle version de la loi, dont la première mouture criminalise le fait de nourrir les animaux errants – une aberration pour leurs défenseurs. La SPA du Maroc plaide, elle, pour que le gouvernement débloque des moyens à la hauteur des enjeux : avec seulement 1 500 vétérinaires pour traiter près de 3 millions de chiens, le pays fait face à un immense défi de santé publique.

Le pays a-t-il seulement la volonté de le surmonter ? Interrogé par Maroc-Hebdo au printemps dernier, Ali Izddine contemplait la situation avec amertume : « Je ne crois pas que les responsables soient volontairement sanguinaires ou mal intentionnés, ils sont simplement dépassés par les évènements. »

 

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