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Laurent Fabius : “Dans une démocratie avancée comme la nôtre, on peut bien sûr modifier l’état du droit, mais il faut toujours respecter l’État de droit”

Création : 21 mai 2024
Dernière modification : 24 mai 2024

Auteur : Bertrand-Léo Combrade, professeur de droit public à l’Université de Poitiers

Relecteur : Jean-Paul Markus, professeur de droit public à l’Université Paris-Saclay

Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun

Secrétariat de rédaction : Guillaume Baticle

Source : Le Monde, 6 mai 2024

Faut-il “toujours respecter l’État de droit” comme l’affirme Laurent Fabius ? Certains juristes lui donnent tort, assurant que l’État de droit est un système sur lequel il est toujours possible de revenir. D’autres juristes, en revanche, considèrent que l’État de droit ne peut être remis en cause.

Réagissant à des commentaires politiques suscités par des décisions récemment rendues par le Conseil constitutionnel, son président Laurent Fabius a déclaré que “dans une démocratie avancée comme la nôtre, on peut bien sûr modifier l’état du droit, mais il faut toujours respecter l’État de droit : la séparation des pouvoirs, l’indépendance de la justice, la légalité des délits et des peines, les grandes libertés”. Si la formule semble s’imposer avec la force de l’évidence chez toutes les personnes politiquement attachées au respect de ces principes, d’un point de vue juridique elle ne fait pas l’unanimité.

Oui, “on” se soumet à l’État de droit

Le concept d’État de droit est traditionnellement défini comme désignant un système de gouvernement dans lequel le pouvoir politique se soumet à des règles de droit dont la méconnaissance est sanctionnée par un organe indépendant de celui-ci, le plus souvent une autorité juridictionnelle qui est elle-même subordonnée à ces règles. Le “on” de Laurent Fabius paraît donc viser ici les trois composantes de l’État que sont le pouvoir exécutif (Gouvernement et Président de la République), le pouvoir législatif (Parlement) et le pouvoir judiciaire (qualifié en France d’”autorité judiciaire”).

Parmi ces règles de droit on trouve traditionnellement, comme le mentionne le Président du Conseil constitutionnel, des principes éminents comme la séparation des pouvoirs (législatif, exécutif et judiciaire), l’indépendance de la justice (corollaire de cette séparation), la légalité des délits et des peines (pas de condamnation pénale en l’absence de texte précis et clair) ou encore ce qu’il appelle les “grandes libertés” (par exemple la liberté d’expression). Ces principes sont inscrits dans des conventions internationales auxquelles la France est partie, comme la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, mais aussi dans des textes nationaux de valeur constitutionnelle. Pour assurer le respect de ces textes, certaines autorités bénéficiant de garanties d’indépendance ont été instituées. Au niveau international, par exemple, la Cour européenne des droits de l’homme peut condamner financièrement un État qui méconnaitrait ces principes. Au niveau national, des autorités comme la Cour de cassation, le Conseil d’État ou le Conseil constitutionnel peuvent censurer, annuler des actes adoptés par le pouvoir exécutif (par exemple un décret du Président de la République) ou encore refuser d’appliquer des lois votées par le Parlement qui seraient contraires à ces mêmes principes.

Mais cette soumission à l’État de droit est-elle irréversible ?

Toutefois, certains juristes considèrent que ce n’est pas parce qu’un État se soumet au droit qu’il ne peut pas revenir sur sa décision. À condition, bien-sûr, de respecter les règles de modification fixées par le droit lui-même, sans quoi nous serions confrontés à une forme de coup d’État. Suivant ce raisonnement, et contrairement à ce qu’affirme Laurent Fabius, sous réserve du respect des procédures fixées par les textes, il serait possible de dénoncer, d’abroger ou de modifier les règles de droit auxquelles la République française se soumet. Toutes les règles de droit. Y compris, par conséquent, les principes considérés comme inhérents à l’existence d’un État de droit précédemment mentionnés : la séparation des pouvoirs, l’indépendance de la justice, la légalité des délits et des peines et les grandes libertés. En somme, l’État français pourrait modifier l’état du droit jusqu’à supprimer l’État de droit.

Dans l’ordre juridique international, il existe des procédures permettant de dénoncer les traités auxquels un État est partie afin qu’il ne soit plus lié par ses engagements. Aussi la France pourrait-elle par exemple, en sa qualité d’État souverain, décider de ne plus se soumettre aux principes défendus par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Dans l’ordre juridique interne, à condition de respecter la procédure de révision de la Constitution prévue à l’article 89, il serait possible, de façon comparable, d’abroger n’importe quel principe de valeur constitutionnelle, y compris ceux qui fondent et organisent l’État de droit. Dans une telle perspective, d’un strict point de vue juridique, rien ne serait définitivement acquis, tout serait réversible, y compris l’État de droit, tant que les procédures permettant de le supprimer sont respectées. Pour s’en convaincre, il suffirait d’observer comment, au moyen de révisions de la Constitution effectuées conformément à la procédure de révision prévue par cette même Constitution, des États comme la Hongrie ou la Pologne sont parvenus à démanteler certains principes considérés comme inhérents à l’existence d’un État de droit.

En s’appuyant sur une telle grille de lecture, l’affirmation de Laurent Fabius selon laquelle “il faut toujours respecter l’État de droit” apparaîtrait donc juridiquement erronée. Le droit n’imposerait pas “toujours” le respect de l’État de droit puisqu’il serait juridiquement possible de s’affranchir des principes sur lesquels il est fondé.

Pourrait-il exister, au contraire, un noyau irréductible d’État de droit dans la Constitution ?

Pour autant, cette analyse ne fait pas l’unanimité chez les juristes. À condition de retenir une autre interprétation du droit, il est possible de donner raison à Laurent Fabius. En laissant de côté la question du droit international et européen qui n’intéresse pas directement le Président du Conseil constitutionnel, l’idée selon laquelle le respect de l’État de droit est un impératif auquel il est impossible de déroger peut être fondée sur deux textes particuliers. D’une part, l’alinéa 5 de l’article 89 de la Constitution, selon lequel “la forme républicaine du Gouvernement [qui impliquerait notamment le respect de certaines libertés fondamentales] ne peut faire l’objet d’une révision”. D’autre part, l’article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen (DDHC), qui proclame que “toute Société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution”.

Selon certains juristes, ces dispositions contiennent bien des principes sur lesquels se fonde l’État de droit en France, mais ils n’ont jamais qu’une valeur constitutionnelle. Il serait donc possible de les remettre en cause au moyen d’une révision de la Constitution. Selon d’autres juristes, vers lesquels semble incliner Laurent Fabius, ces deux textes présentent au contraire un caractère intangible.

Ainsi, comme pour la Constitution allemande de 1949 (dite “Loi fondamentale”), la Constitution française contiendrait des principes insusceptibles d’être remis en cause par une révision de la Constitution. En retenant une telle grille de lecture, par exemple, supprimer par une révision constitutionnelle la liberté du suffrage lors des élections serait juridiquement impossible, car contraire à l’article 89, alinéa 5 de la Constitution. De la même manière, il serait impossible de modifier la Constitution pour remettre en cause l’indépendance de la justice, par exemple en soumettant l’ensemble des magistrats à l’autorité hiérarchique du ministre de la Justice, sauf à reconnaître officiellement, conformément à l’article 16 de la DDHC, que la Société française n’a plus de Constitution.

Loin d’être farfelue, cette interprétation du droit est partiellement corroborée par la jurisprudence du Conseil constitutionnel (décision du 12 août 2004). Si celui-ci omet de mentionner l’article 16 de la DDHC dans les décisions concernées, il rappelle régulièrement que si réviser la Constitution est toujours possible, c’est sous réserve du respect de l’article 89 alinéa 5 de la Constitution. Certaines dispositions de la Constitution, qui fondent et organisent l’État de droit, ne pourraient donc jamais être remises en cause.

À la supposer fondée juridiquement, une telle réserve suffirait-elle à empêcher un démantèlement de l’État de droit en France ? Certainement pas. Mais elle permettrait d’affirmer que la majorité politique à l’origine d’une telle initiative, loin d’avoir simplement révisé la Constitution, vient de commettre un coup d’État.

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