La France censure-t-elle “663 fois plus” que les autres pays sur les réseaux sociaux ?
Autrice : Clara Robert-Motta, journaliste
Relecteur : Etienne Merle, journaliste
Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun
Secrétariat de rédaction : Hugo Guguen, juriste
Source : Compte Facebook, le 20 septembre 2024
Des internautes affirment que la France est le pays qui demande le plus à retirer des contenus sur les plateformes. L’article sur lequel ils se basent date de 2014 et ne portait que sur Twitter. Aujourd’hui, la France est loin derrière d’autres pays en termes de demandes de suppression.
Le chiffre est impressionnant. “87 % de la censure mondiale est française”, affirme une publication sur Facebook. Ce pourcentage circule depuis début septembre sur plusieurs chaînes Telegram et sur les réseaux sociaux. À en croire ces internautes, la France censurerait « 663 fois plus » que les autres pays sur les réseaux sociaux.
S’il est impressionnant et quasi diabolique, ce chiffre est avant tout faux. L’article de presse sur lequel reposent ces données délirantes date… de 2014, et s’appuyait déjà à l’époque sur des informations très partielles.
Un article d’il y a… 10 ans
Tout d’abord, l’article sur lequel se base cette information a été publié le 7 février 2014 dans La Tribune avec un titre aguicheur “La France, numéro un mondial de la censure de tweets”. Dans l’article, on retrouve bien ces chiffres : “Les autorités françaises sont à l’origine de 87 % des demandes de suppression de contenu reçues par le réseau social au niveau mondial”, explique le journaliste. Mais il ne s’agit là que du réseau social Twitter (maintenant X) et certainement pas “des réseaux sociaux” dans leur ensemble.
Ceci dit, l’article de presse se basait sur le “Transparency Report” de Twitter (désormais X) publié tous les semestres et qui notait les demandes de suppression légale. “Les demandes de suppression correspondent aux demandes de suppression ou de blocage de contenus sur X que nous avons reçues de la part d’autorités étatiques (ainsi que d’autres plaintes déposées par des déclarants habilités aux fins de suppression de contenus)”, précise le site.
Malheureusement, le Transparency Report qui nous intéresse — entre juillet et décembre 2013 — n’est plus disponible en ligne. Sur la page dédiée, on apprend toutefois que Twitter avait reçu “plus de cinq fois plus de demandes de suppression de contenus qu’au cours de la période de référence précédente”. La majorité de ces demandes provenait, en effet, de “la France, suivie de la Russie, du Brésil et du Royaume-Uni”. Pour la France, Twitter précise que plus de 300 demandes provenaient d’une “association nationale de défense” et qu’elles concernaient du “contenu discriminatoire illégal en France”.
Si l’on en croit simplement les chiffres relayés par La Tribune, entre juillet et fin décembre 2013, l’État français s’était tourné “306 fois” vers Twitter pour retirer du contenu, et environ un tiers des demandes ont reçu une issue positive : “133 tweets” avaient été retirés à la demande de la France. Ces 306 demandes représentaient donc 87 % des requêtes de ce genre. Et ce, alors qu’au premier semestre 2013, les demandes de suppression de la part des autorités françaises n’étaient qu’au nombre de… 3.
Ce qui peut expliquer cette augmentation : une meilleure utilisation de ce canal pour faire des demandes de suppression, mais aussi la création en février 2012 de la DILCRA – la délégation interministérielle à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme.
Ces chiffres de l’époque étaient donc vrais pour ce qui concerne Twitter. Mais que se passe-t-il aujourd’hui et sur l’ensemble des réseaux sociaux en France en matière de “censure” ?
La Russie et l’Inde, loin devant la France
“C’est faux, la France est très loin d’être le pays qui effectue le plus de demandes de retrait de contenu à l’échelle mondiale, répond nettement Valère Ndior, professeur de droit public à l’université de Bretagne occidentale. De nombreux pays effectuent plus de demandes, notamment la Russie, l’Inde ou la Turquie.”
À titre de comparaison, pour Google, au deuxième semestre 2023, la Russie a demandé à retirer environ 26 000 contenus, dont 40 % pour des raisons de “sécurité nationale”. La Turquie, elle, a demandé à retirer près de 1 400 contenus, dont un tiers pour “diffamation”, un tiers pour “vie privée et sécurité” et un quart pour “sécurité nationale”.
Pour l’Inde, c’est environ 1 700 contenus dont la suppression a été demandée, dont un quart pour “diffamation” et un quart pour “fraude”. La France, quant à elle, a demandé à retirer environ 983 contenus, dont 57 % pour des raisons de “diffamation”.
Pour TikTok, pour la même période, la France a demandé à retirer 152 contenus alors que la Russie a demandé à en retirer 303 et la Turquie 616.
Entre juillet et décembre 2023, sur Meta (Facebook, Instagram, Threads), la France a fait 15 400 demandes de suppressions (dont la moitié de procédures légales), la Turquie 4 100, et l’Inde 91 000. La Russie n’a fait qu’une seule demande pour la simple et bonne raison qu’ils ont interdit les réseaux sociaux de Meta depuis 2022 pour “extrémisme”.
Pour ce qui est de X (ex-Twitter), les Transparency reports ne sont plus disponibles en ligne depuis le rachat du réseau social par Elon Musk. Mais face aux chiffres disponibles pour, au moins, les autres réseaux sociaux, il est clair que la France ne censure pas “663 fois plus” que les autres États.
“Rôle résiduel de l’État”
Sur une plus longue période, il est clair pour Valère Ndior, que le nombre de demandes de retrait de contenu a augmenté à l’échelle mondiale depuis 2023. “Cette augmentation est à mettre en lien avec les conflits comme la guerre en Ukraine et la guerre dans la bande de Gaza qui se sont traduits par une recrudescence de discours extrêmes et de potentielles apologies du terrorisme”, note le professeur de droit public.
Là où la question de la “censure” par le gouvernement mérite aussi d’être approfondie est la question des entités qui font la demande. Les chiffres donnés par les plateformes pour les demandes de suppression de contenu ne concernent pas réellement l’État en tant que tel.
“Il y a une multitude d’acteurs qui peuvent faire la demande de suppression de contenu par des canaux prioritaires, explique Valère Ndior. Il existe notamment des ‘signaleurs de confiance’ évoqués dans le Digital Services Act [texte européen pour mieux réguler les plateformes, ndlr], parmi lesquels on compte des autorités de régulation, des associations de protection des consommateurs, etc. Les autorités judiciaires sont également habilitées à demander le retrait de contenu. On voit que le gouvernement a un rôle résiduel dans les demandes de suppression.”
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