Interview croisée : faut-il inscrire le consentement dans la définition du viol ?
Dernière modification : 27 septembre 2024
Propos recueillis par Clotilde Jégousse, journaliste
Catherine Le Magueresse et Bruno Py, docteure et professeur en droit pénal, reviennent sur la potentielle entrée du consentement dans le droit français, proposée par le Président de la République en début d’année et qui revient sur le devant de la scène avec le procès des viols de Mazan. Si la première salue une avancée dans la lutte contre les violences sexuelles, le second dénonce une ineptie juridique.
L’interview a été publiée pour la première fois le 4 avril 2024, et republiée le 24 septembre 2024.
Depuis l’ouverture du procès des viols de Mazan, le débat autour de la notion du consentement refait surface. Une bonne partie des 51 co-accusés ont choisi une stratégie de défense basée sur l’idée qu’ils n’était pas “conscients” de participer à un viol. Derrière cette question, l’enjeu est de savoir si l’intentionnalité de l’auteur doit être prépondérante dans la qualification de l’acte en viol.
Ce débat n’est pas nouveau. Pendant des mois, l’opposition de la France au projet d’harmonisation européenne de la définition du viol a cristallisé les critiques. Présenté le 8 mars 2022 par le Parlement européen, l’article entendait créer un crime commun aux 27 États membres, caractérisé dès lors que la victime n’a “pas consenti à l’acte sexuel”. Or, contrairement aux droits belge, suédois ou espagnol, le code pénal français ne mentionne pas le consentement. L’article 222-23 précise simplement que tout acte sexuel commis “par violence, contrainte, menace ou surprise” est un viol.
Alors que le projet européen a été abandonné en février, Emmanuel Macron s’est finalement dit favorable à une entrée de la notion dans le droit national, lors d’une discussion avec l’association féministe La cause des femmes le 8 mars dernier.
Un changement de paradigme que soutient Catherine Le Magueresse, ancienne présidente de l’Association européenne contre les Violences faites aux Femmes (AVFT), autrice du livre Les pièges du consentement, et chercheuse associée à l’Institut des Sciences Juridiques et Philosophiques de la Sorbonne. Bruno Py, professeur de droit pénal à l’université de Lorraine, auteur du livre Le sexe et le droit, et membre de l’institut de recherche François Geny, se prononce au contraire contre la modification.
LS : Pourquoi êtes-vous pour ou contre cette inscription ?
Bruno Py : Jusqu’à preuve du contraire, l’inscription du terme “consentement” ne rendra pénalement répréhensible aucun acte qui ne l’est pas aujourd’hui. La France est très en avance sur les autres pays européens pour englober les violences morales sous toutes leurs formes. Depuis la loi du 23 décembre 1980, il n’est plus nécessaire que la relation soit physiquement imposée pour qu’il y ait viol. Comme l’expliquent Roger Merle et André Vitu dans le Traité de droit criminel rédigé en 1982, trois éléments constitutifs doivent être réunis : l’acte matériel de pénétration sexuelle, l’absence de consentement de la victime, et l’intention coupable. L’absence de consentement est consubstantielle à la notion de viol depuis très longtemps. L’inscrire ne changerait rien dans les faits : la loi belge a ajouté la notion de consentement en 1982, sans que cela ne fasse aucune différence. Je dirais même que cela va être contre-productif pour un certain nombre de victimes.
Catherine Le Magueresse : Il ne s’agit pas seulement d’inscrire le mot “consentement”. Les éléments constitutifs du viol sont d’ailleurs bien antérieurs à la loi du 23 décembre 1980. L’arrêt dit “Dubas” de la cour de cassation avait déjà défini le défaut de consentement dans une affaire de viol en 1857, avec une formule qui est toujours reprise aujourd’hui. Mais nous n’en sommes plus là : ce qui est demandé, c’est d’inscrire dans la loi l’obligation de s’assurer du consentement explicite, libre et éclairé de l’autre. C’est une définition du consentement positif qui est d’une autre nature que le consentement libéral – requis pour n’importe quel contrat (NDLR). Cela apporterait une vertu pédagogique à la loi et consacrerait un véritable changement de paradigme. Le code pénal dit aujourd’hui : “vous pouvez initier des actes sexuels, mais attention, il ne faut pas user de violence, contrainte, menace ou surprise”. À côté de cela, 90 000 personnes déclarent être victimes de viol en France, pour seulement 1500 condamnations par an. 90% ne déposent pas plainte, parce qu’elles n’ont pas confiance dans la justice, mais aussi parce qu’elles estiment parfois que leur situation ne correspond pas au viol tel qu’il est défini par le code pénal. En Suède, une politique gouvernementale forte de lutte contre les violences, corrélée à un changement de loi en 2018, a permis d’augmenter massivement le nombre de plaintes, et les condamnations de 75%.
LS : Selon vous, la définition actuelle du viol ne couvre donc pas toutes les situations ?
Catherine Le Magueresse : Je travaille avec des associations et des avocats qui accompagnent des victimes. Je suis confrontée régulièrement à des situations qui ne cochent pas les cases du droit pénal, et ne peuvent pas aboutir à des sanctions en raison de la rédaction du droit. Pour prendre un exemple concret, j’ai accompagné une jeune femme qui a porté plainte contre son supérieur hiérarchique. Elle dit avoir d’abord été harcelée sexuellement. Elle lui fait comprendre qu’elle n’est pas d’accord, en protestant, en le repoussant, puis en adoptant une stratégie d’évitement. Ne la voyant plus au travail, il se présente à son domicile. Il la convainc de le laisser entrer, puis la viole, sans qu’elle puisse réagir, sidérée. C’est la réaction majoritaire des personnes qui sont confrontées à des actes sexuels non désirés. Il y a eu une condamnation en appel, cassée par la cour de cassation, puis une relaxe sur renvoi, au motif qu’il n’y avait ni violence, ni contrainte, ni menace, ni surprise. La Cour de cassation a dit qu’il ne fallait pas “confondre la surprise ressentie par la victime, avec la surprise exercée par l’agresseur”. Pourtant, à aucun moment elle n’a communiqué son accord, et avait manifesté son désintérêt. Une autre définition du viol permettrait de tenir compte du fait qu’il ne pouvait pas l’ignorer et qu’il a délibérément choisi de passer outre son refus.
Bruno Py : C’est une vision moraliste. La question est de savoir si, à l’instant T, il lui a été imposé un acte. Si la juridiction a acquitté, c’est qu’il y avait un doute. Depuis 3000 ans, le doute profite à l’accusé, et vous voulez le remplacer par “le doute profite à la victime”. C’est l’abandon de la présomption d’innocence. Le juriste, disait André Vitu, “est un animal à sang froid”. Or, on raisonne aujourd’hui par rapport à des émotions, de l’empathie, du soin etc., c’est un autre champ. Vouloir que le droit soigne, prévienne, protège, ce n’est pas sa mission. Le droit dit simplement : “à tel moment, un interdit a été franchi”. S’il est pénalement répréhensible et qu’il y a une conviction à 100%, il y a déclaration de culpabilité et condamnation. L’élément de “surprise” présent dans le code pénal s’applique d’ailleurs déjà dans tous les cas où un agresseur “surprend” le consentement de la victime. Le sommeil, l’anesthésie, l’ivresse par exemple, et même, selon la Cour de cassation, le fait d’avoir dissimulé sa qualité en donnant une fausse image sur Internet pour fixer des rendez-vous en se faisant passer pour quelqu’un d’autre. On veut renverser le système et abolir la présomption d’innocence, puisque toute relation sexuelle serait présumée un viol, sauf preuve d’un consentement positif.
LS : Comment expliquez-vous le revirement du Président de la République ?
Catherine Le Magueresse : Jusqu’au 8 mars, une opposition très claire était portée par le gouvernement. Le ministre de la Justice Éric Dupond-Moretti l’a notamment exprimée lorsqu’il a été auditionné par la mission d’information de l’Assemblée nationale. Les raisons avancées contre l’article 5 de la directive européenne étaient juridiques. Le droit pénal relève de la compétence étatique, sauf exception permettant de déroger à cette règle. En l’occurence, la France estimait que le viol ne relevait pas de “l’exploitation sexuelle des femmes et des enfants”, prévue à l’article 83 du TFUE. Un grand nombre d’acteurs ont toutefois souligné que l’Union européenne a déjà harmonisé la lutte contre les violences sexuelles envers les mineurs, laissant imaginer qu’elle aurait pu faire de même pour les majeurs. L’opposition initiale était donc de nature politique. La réalité, c’est que le rapport de force est en train de changer. Il ne faut pas oublier que nous avons des obligations internationales et européennes d’inscrire une définition du consentement positif dans le droit interne (conformément à la Convention d’Istanbul ratifiée par la France en 2014, NDLR).
Bruno Py : Nous avons un Président de la République qui n’est pas juriste. Il peut, dans certains cas, avoir des réactions instinctives médiatiques qui ne sont pas fondées sur des arguments de droit. Selon moi, la loi pénale est aujourd’hui utilisée comme un outil de communication, et non plus d’organisation de la vie en société. Le débat sur la constitutionnalisation de l’IVG l’a bien montré : les sénateurs qui y étaient opposés ont changé d’avis face à l’opinion publique. Pas un juriste n’a pourtant démontré que cela allait renforcer le droit, encore moins améliorer l’accès concret des femmes à l’IVG. C’est ce que Denis Salas (magistrat et essayiste français, NDLR) appelle du populisme pénal. C’est la même chose pour l’inscription du consentement dans la loi. Il s’agit de mettre des mots pour communiquer, sans rien changer sur le terrain.
LS : Le garde des Sceaux a appelé à la “prudence” face à un risque de “contractualisation des rapports sexuels”. Qu’en pensez-vous ?
Bruno Py : Le droit pénal français, conformément à la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (DDHC), affirme que tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché. Le principe c’est la liberté, et l’exception l’interdiction. C’est aussi le raisonnement de la CEDH dans l’arrêt KA et AD contre Belgique, qui a réaffirmé que chaque majeur est libre d’avoir une vie contraire à la morale dominante, y compris moralement ou physiquement dangereuse. On voudrait renverser le principe, et dire, pour caricaturer : “toute sexualité est interdite, sauf consentement positif lucide, sans relation professionnelle ou hiérarchique, sans décalage d’âge, sans relation d’argent”. Pour moi, c’est effectivement créer le système contractuel d’un “permis de coucher”. Il faudrait vérifier, avant toute activité sexuelle, l’existence d’un consentement pur et parfait. C’est une vision contractualiste de la relation humaine, qui est la conception anglo-saxonne. Les canadiens par exemple, dans leur code des professions, interdisent toute relation sexuelle dès qu’il y a une relation professionnelle. En France, nous avons une autre vision. Il est interdit de violer son patron, ses collègues, ses clients, parce qu’il est interdit de violer tout court. Et s’il y a un lien d’autorité, c’est une circonstance aggravante.
Catherine Le Magueresse : Il ne s’agit pas de contractualiser, mais de s’assurer que la personne est d’accord au préalable, ce que l’on fait en général dans les relations humaines … La liberté sexuelle, ce n’est pas s’arroger le droit d’accéder à l’intimité de l’autre sans y avoir été invité. Inscrire le consentement positif permettrait de garantir, par le droit, la réciprocité. L’idée est justement de prendre en compte les rapports de domination y compris économique, et de s’assurer que chacun puisse vivre sa liberté sexuelle tout en étant protégé dans son intégrité. La liberté que vous décrivez, c’est la liberté du plus fort. Or le droit est aussi là pour protéger le plus faible. Il peut y avoir des relations librement consenties dans une relation d’autorité hiérarchique, mais elles méritent une vigilance particulière, précisément parce que ce rapport de pouvoir peut être détourné. Il faut se donner les moyens de vérifier la liberté de consentement. En revanche, il n’est pas question de revenir sur les principes de procédure pénale, tels que la présomption d’innocence, le doute qui profite à l’accusé ou la charge de la preuve qui repose sur le parquet. Tout cela est acquis. La demande du renversement de la charge de la preuve est faite ça et là, mais elle émane en général de non juristes, qui ne mesurent pas l’impact en termes de droit.
LS : À l’inverse, certains évoquent le risque de faire peser davantage la charge de la preuve sur les victimes, qui devront prouver qu’elles ont dit “non” …
Bruno Py : Évidemment. Si demain j’étais avocat de la défense, je ne plaiderais que sur ça. Les SMS envoyés la veille, et celui du lendemain qui pourrait être “merci pour la soirée”, les échanges, les témoignages. Prenons l’exemple d’une adolescente comme celle que décrit Vanessa Springora dans son livre Le consentement. Elle drague un homme de 50 ans, lui envoie des poèmes, lui donne des rendez-vous etc., ça va être facile pour l’avocat de la défense. Il n’aura qu’à dire : “elle lui a envoyé tous les signes conventionnels d’un consentement”. Et ce, alors même que l’acte a pu être imposé au moment précis. Il y aura des acquittements si on introduit la notion de consentement positif.
Catherine Le Magueresse : La situation de Vanessa Springora n’est pas un exemple représentatif de la réalité des viols. D’une part, parce qu’elle était une mineure de moins de 15 ans prise dans le piège tendu par M. Matzneff et c’est cette stratégie qu’il convient de mettre en lumière. D’autre part, parce que depuis la loi du 21 avril 2021, nous avons un interdit clair : un adulte ne peut avoir de contact sexuel avec une personne de moins de 15 ans. Par ailleurs, l’idée n’est pas de supprimer les éléments constitutifs actuels, mais d’ajouter l’obligation de vérifier le consentement. Quelles mesures la personne ayant initié le contact de nature sexuelle a-t-elle prises, en tenant compte des circonstances environnantes, pour s’assurer que l’autre voulait de ce contact ? Dans l’hypothèse où un “oui” aura été prononcé, il faudra bien sûr montrer qu’il était libre. Cela n’est pas un problème : les éléments de violence, contrainte, menace ou surprise pourront toujours intervenir, et la jurisprudence continuera de s’appliquer. On sait qu’une victime peut être poussée à céder. Et, comme disait l’anthropologue Nicole-Claude Mathieu, céder n’est pas consentir.
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