Filmer et photographier des policiers : comment le droit européen protège les manifestants et les journalistes ?

Création : 9 janvier 2020
Dernière modification : 20 juin 2022

Auteur : Vincent Couronne, docteur en droit public, enseignant à l’Université Paris Saclay et chercheur associé au VIP (Paris Saclay)

À l’heure où nombre de manifestants et journalistes se voient contester le droit de filmer ou photographier, le sénateur de l’Hérault Jean-Pierre Grand avait proposé de mettre à l’amende ceux qui s’aventureraient à diffuser des images de forces de l’ordre sans leur consentement. Avis aux journalistes pendant les manifestations contre la réforme des retraites de ce jeudi 9 janvier… Fort heureusement, l’amendement a été déclaré « irrecevable » au Sénat. C’est une bonne nouvelle, car le texte aurait été contraire à la Constitution, au droit de l’Union européenne et la Convention européenne des droits de l’homme.

La liberté d’expression des citoyens prime sur la protection de la vie privée des policiers

Le pouvoir sera sans doute tenté, encore, de réduire les libertés au nom de la sécurité publique ou de la vie privée des policiers qui, il est vrai, font face parfois à des menaces lorsque leur identité est dévoilée. Mais il n’est pas inutile, quelles que soient les mesures envisagées (circulaire, loi…) de garder en tête que lors d’une manifestation, on peut filmer des forces de l’ordre et ce, quand bien même on ne serait pas un journaliste porteur d’une carte de presse. De ce point de vue, le droit européen offre une protection particulièrement avancée, protection qui s’impose à la France quelles que soient les volontés des acteurs politiques nationaux ou sur le terrain. Pourquoi ?

Parce que la liberté d’expression primera la plupart du temps sur la protection de la vie privée des policiers ou sur d’autres considérations tenant par exemple à la sûreté de l’État. C’est que dans une société démocratique, la protection de la liberté d’expression est particulièrement forte : elle permet de diffuser des informations qui pourront non seulement être « accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes », mais aussi heurter, choquer ou inquiéter l’État ou une partie de la population. La Cour européenne des droits de l’homme affirme ce principe sans relâche depuis 1976, dans des décisions que les États ont accepté volontairement de respecter. L’article 46 de la Convention européenne des droits de l’homme prévoit en effet que les États « s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour ».

Qu’en est-il lorsqu’une personne souhaite diffuser des images de membres de forces de l’ordre ?

En France, État membre à la fois de l’Union européenne et de la Convention européenne des droits de l’homme, cette personne sera doublement protégée.

Du côté du droit de l’Union européenne, il se trouve que les images sont des données à caractère personnel, protégées par le Règlement général sur la protection des données (RGPD), un acte législatif adopté par le Parlement européen et le Conseil de l’Union européenne pour améliorer la protection des données des personnes faisant l’objet d’un traitement. Tout traitement de ces données, donc la publication de vidéos (voir l’article 4 paragraphe 2 du RGPD), devrait donc normalement faire l’objet d’une autorisation par la personne concernée, par exemple le policier.

Mais le RGPD, au nom de la liberté d’expression, pose une exception, et pas des moindres : le traitement de données personnelles à des fins journalistiques, sauf cas exceptionnels, n’a pas à faire l’objet d’une autorisation. C’est que le journaliste est considéré en Europe comme un véritable « chien de garde de la démocratie » et bénéficie, à ce titre, d’une liberté d’expression renforcée. Cette position constante de la Cour européenne des droits de l’homme – la Cour chargée de faire respecter la Convention du même nom – a fortement influencé l’inscription de cette exception dans la loi de l’Union européenne.

Et ce n’est pas tout : l’exception ne vaut pas qu’à l’égard des journalistes, mais de tous ceux qui utilisent les images « à des fins journalistiques », selon la formulation utilisée dans le RGPD. Cela a amené la Cour de justice de l’Union européenne à considérer dans une décision récente qu’une personne, qui n’est pas journaliste de profession, mais qui filme un policier prenant sa déposition et la diffuse sans son autorisation sur Youtube, est considérée comme agissant « à des fins journalistiques ». Cette personne est donc protégée par le droit à la liberté d’expression.

Au final, qui est protégé par la liberté d’expression lorsqu’il diffuse des données personnelles qui permettent d’identifier une personne ? Ce sont tous ceux qui agissent à des fins de journalisme, pour divulguer au public des informations, des opinions ou des idées.

Mais il faut aussi prendre en compte la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée (a-t-elle commis un délit ou un crime ?), le contenu, la forme et les répercussions de la publication, le mode et les circonstances dans lesquelles les informations ont été obtenues ainsi que leur véracité. C’est la position des deux plus hautes cours européennes : la Cour de justice de l’Union européenne, et la Cour européenne des droits de l’homme.

Attention à minimiser au maximum la diffusion des données personnelles (visages, noms, etc.), notamment celles des forces de l’ordre

Attention toutefois, les personnes qui agissent dans un but journalistique doivent respecter le principe de la « minimisation des données personnelles » : elles ne doivent traiter (diffuser sur internet, divulguer dans un article…) que les données personnelles nécessaires à la démonstration. L’impact sur la vie privée des personnes doit être le plus réduit possible, comme le prévoit là encore le RGPD. Inutile donc de montrer les visages de manifestants mais aussi de policier, si ce n’est pas nécessaire. Chacun a droit au respect de sa vie privée et les conséquences d’une diffusion massive de données personnelles peuvent être particulièrement désagréables, voire dramatiques pour certains, en particulier pour les agents des forces de l’ordre.

Conclusion : lors d’une manifestation, toute personne peut prendre des images et les diffuser, à condition qu’elle agisse dans un but journalistique, qu’elle ne traite que le minimum utile de données personnelles (visages, voix de passants, etc.). Par ailleurs, les visages des agents de certains services d’intervention et de renseignement listés dans un arrêté de 2011 doivent impérativement être floutées.

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