Est-ce que le droit international interdit la confiscation des avoirs russes, comme l’affirme Bastien Lachaud ?
Dernière modification : 13 mars 2025
Auteur : Rémi Mouret, étudiant en master de droit international et droit européen à l’université de Lille
Relecteurs : Christian Osorio Bernal, juriste et enseignant en droit des affaires européennes et internationales à l’université de Lille
Jean-Paul Markus, professeur de droit public à l’université Paris-Saclay
Vincent Couronne, docteur en droit européen, enseignant à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye
Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun
Secrétariat de rédaction : Nicolas Turcev, journaliste
[Cet article est une mise à jour d’un précédent article publié le 5 avril 2024]
Source : Bastien Lachaud, député LFI, le 4 mars 2025
À la suite de la décision de Donald Trump de suspendre l’aide à l’Ukraine, le 3 mars dernier, l’idée de confisquer les avoirs russes gelés revient au goût du jour. Défendue par de nombreux politiques en Europe, cette proposition serait pourtant contraire au droit international, comme a pu le souligner le député LFI Bastien Lachaud.
Faut-il confisquer les 200 milliards d’euros d’avoirs russes gelés par l’Union européenne ? La question, récurrente depuis le début de la guerre en Ukraine, est revenue sur le devant de la scène à la suite de la décision de Donald Trump de suspendre l’aide à l’Ukraine, le 3 mars dernier.
Mais pour le député insoumis Bastien Lachaud, interrogé à ce propos le lendemain de l’annonce, lors du point presse du groupe LFI à l’Assemblée nationale, c’est impossible. « Le droit international interdit la confiscation de ces avoirs, [il] permet le gel, d’utiliser le bénéfice de ces avoirs, mais non pas leur confiscation », a déclaré l’élu.
Comme Les Surligneurs ont déjà pu l’écrire, l’utilisation des bénéfices des avoirs russes est en effet possible, mais leur confiscation pure et simple risquerait de se heurter au droit international.
Qui décide de geler des avoirs ?
Les mesures restrictives de l’Union européenne sont un outil essentiel de sa politique étrangère et de sécurité commune (PESC), un instrument de coercition pacifique permettant à l’Union de contribuer à la résolution de crises internationales. Elles permettent de frapper des individus ou des États tiers et ainsi de les inciter fortement à modifier leur politiques ou comportements.
Il peut s’agir de sanctions, infligées par l’Union elle-même, ou destinées à mettre en œuvre des résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies. Elles peuvent aussi prendre la forme de sanctions diplomatiques (expulsion de diplomates, suspension des visites officielles) ou de sanctions économiques et financières, dont fait partie le gel des fonds et des ressources économiques d’un État, comme ici avec la Russie, ou d’une entité non étatique.
Conformément à l’article 29 du Traité sur l’Union européenne, c’est le Conseil de l’UE, composé des ministres des États membres, qui, à l’unanimité, prend ces « décisions qui définissent la position de l’Union sur une question particulière de nature géographique ou thématique ».
Une fois la décision adoptée, sa mise en œuvre relève également du Conseil lorsqu’elle prévoit « l’interruption ou la réduction, en tout ou en partie, des relations économiques et financières avec un ou plusieurs pays tiers ».
Dans ce cas, le Conseil statue à la majorité qualifiée, sur proposition conjointe du haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité et de la Commission européenne. Le Parlement européen en est informé, conformément à l’article 215 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE).
Le gel des avoirs prive de l’usage, pas de la propriété
Depuis 2014 et l’annexion de la Crimée par la Russie, les mesures restrictives sont un instrument essentiel du soutien de l’Union à l’Ukraine. L’agression russe de février 2022 a conduit l’Union à renforcer ces mesures.
En février et mars 2024, de nouveaux paquets de mesures restrictives ont ciblé des personnes et des entités supplémentaires, dont les avoirs dans l’UE (comptes bancaires, créances, titres boursiers, dividendes, intérêts, plus-values, etc.) ont été gelés, et auxquelles les entreprises européennes ne peuvent accorder de fonds.
Le gel des fonds russes est précisément défini par l’article premier, au point f, du règlement 269/2014 du Conseil du 17 mars 2014. Il s’agit d’une action visant à « empêcher tout mouvement, transfert, modification, utilisation, manipulation de fonds ou accès à ceux-ci qui aurait pour conséquence un changement de leur volume, de leur montant, de leur localisation, de leur propriété, de leur possession, de leur nature, de leur destination ou toute autre modification qui pourrait en permettre l’utilisation, y compris la gestion de portefeuilles ».
Cela signifie que plus aucune action n’est possible sur des fonds gelés, mais ces derniers restent la propriété de l’État russe ou des entités sanctionnées.
Le gel des fonds vise à limiter au maximum les opérations susceptibles d’être opérées sur lesdits fonds et, donc, à priver l’entité sanctionnée non pas des fonds mêmes, mais de leur usage (décision de la Cour de justice de l’Union européenne, 11 novembre 2021).
C’est ce que confirme la Cour de cassation française dans une décision de 2022, relative aux gels d’avoirs libyens, lorsqu’elle juge qu’aucune action, même judiciaire, ne peut être entreprise pour débloquer ces fonds gelés sans une autorisation du directeur général du Trésor.
Le droit international est ambigu
A priori, le droit international ne permet pas de confisquer les avoirs de la banque centrale russe, car ces fonds publics sont protégés par l’immunité des États. Cette immunité est considérée comme étant une coutume de droit international par la Cour européenne des droits de l’homme.
Comme le rappelle l’article 38 du statut de la Cour internationale de justice, une coutume est une pratique générale des États, une manière qu’ils ont de se comporter sur la scène internationale et qu’ils considèrent comme étant une règle de droit.
Sa particularité est que, même si elle n’est pas écrite dans un traité, elle doit malgré tout être respectée. Selon cette coutume, les avoirs d’un État seraient donc insaisissables. C’est la raison principale invoquée par ceux qui s’opposent à la saisie des fonds de la banque centrale de Russie, localisés essentiellement en Belgique.
Mais une autre interprétation du droit international existe, quand bien même elle pourrait créer un dangereux précédent. Il s’agirait de confisquer les avoirs russes en guise de sanction de la Russie pour violation du droit international, notamment l’agression de l’Ukraine. Rappelons que la Cour pénale internationale, créée par le Statut de Rome, a lancé un mandat d’arrêt contre Vladimir Poutine pour crimes de guerre.
Une telle sanction s’apparenterait alors à ce qu’on appelle une contre-mesure en droit international. Mais sa légalité fait débat. Si les États-Unis avaient pu, en 2003, confisquer des avoirs irakiens, ils étaient en état de guerre directe. Ce n’est pas le cas de l’Union européenne, qui n’est pas officiellement en guerre contre la Russie.
Utiliser cette arme en dehors d’un contexte de guerre entre deux entités est donc juridiquement risqué, comme le soulignent certains chercheurs spécialistes de la criminalité internationale.
Les intérêts saisis pour financer l’Ukraine
L’Union européenne est tout de même allée plus loin que le simple gel des avoirs russes en s’attaquant aux intérêts qu’ils génèrent. Le 13 décembre 2023, la vice-présidente de la Commission européenne chargée du respect des valeurs de l’Union et de la transparence, Věra Jourová, a indiqué que l’institution avait soumis au Conseil de l’UE une proposition législative afin d’instaurer un cadre pour la confiscation des profits générés par les fonds publics russes gelés.
Cette proposition a été suivie, le 12 février 2024, d’une décision du Conseil afin d’identifier et de confisquer les profits générés par les actifs que la Banque centrale de Russie détient au sein de l’Union. En particulier dans les banques centrales de chaque État membre.
Les dépositaires centraux de titres — c’est-à-dire l’organisme central de chaque État où sont déposés tous les titres financiers : en France et en Belgique, il s’agit d’Euroclear — détenant plus d’un million d’euros d’actifs de la Banque centrale de Russie doivent comptabiliser séparément les soldes de trésorerie extraordinaires accumulés en raison des mesures restrictives de l’Union. Ils doivent également conserver séparément les recettes correspondantes, ce qui leur interdit de céder les bénéfices nets qui en résultent.
Depuis, grâce au feu vert du Conseil, en mai 2024, ces intérêts sont désormais mobilisés en vue de contribuer au financement des capacités d’autodéfense de l’Ukraine et à sa reconstruction. En juillet dernier, la Commission a ainsi reçu la première tranche de ces recettes exceptionnelles, soit un montant d’1,5 milliard d’euros.
Des sanctions disparates selon les pays
La confiscation des intérêts générés par les avoirs russes intervient en parallèle d’un durcissement, souhaité par la Commission européenne, des sanctions contre les infractions au gel de ces fonds. En effet, la mise en œuvre des mesures restrictives de l’UE relève initialement de la responsabilité des États membres, qui agissent pour bloquer les fonds selon leur propre législation.
Or, en cas de violation desdites mesures, les types et les niveaux des sanctions imposées par chaque État membre peuvent varier. De plus, les États ne sont pas tenus d’ériger la violation des mesures restrictives en infraction passible d’une sanction pénale.
Ils peuvent se limiter à appliquer des sanctions administratives, donc potentiellement sans peine d’emprisonnement. Ainsi, selon la Commission, la sanction financière pour contournement des sanctions varie considérablement d’un État membre à l’autre, allant de 1 200 à 5 000 000 d’euros…
La Commission avait donc proposé, le 5 décembre 2022, un projet de directive relatif à la définition des infractions pénales et des sanctions applicables en cas de violations des mesures restrictives de l’Union.
Depuis adoptée en avril 2024, la directive impose au plus tard à partir de mai 2025 aux États membres de qualifier d’infractions pénales le fait de contribuer à contourner une interdiction de voyager, la commercialisation de biens visés par des sanctions et l’exercice d’activités financières avec des États ou des entités visés par des mesures restrictives. Le champ de la directive va donc au-delà du seul contournement d’un gel des avoirs.
Les sanctions dissuasives prévues en cas de violation ou contournement des sanctions serait, selon l’infraction, pour une personne physique, une peine d’emprisonnement maximale de 5 ans (article 5 de la directive). Pour une personne morale, la punition serait une amende de 5 % du chiffre d’affaires mondial total réalisé au cours de l’exercice financier qui précède l’année où l’infraction a été commise, ou qui précède l’année où la décision infligeant une sanction a été adoptée (article 7).
Cette évolution vers des sanctions pénales systématiques n’est pas anodine, dès lors qu’une décision de confiscation ne peut intervenir qu’après jugement faisant suite à une infraction pénale…