Déconfinement : Le « tournis » de Jean-Pierre Pernaut au journal de 13 heures de TF1

Création : 6 mai 2020
Dernière modification : 20 juin 2022

Auteurs : Marion Blondel et Julien Ancelin, docteurs en droit public de l’Université de Bordeaux

Le 24 avril dernier, le présentateur historique du journal télévisé de TF1 de la mi-journée, Jean-Pierre Pernaut, a émis des réserves à l’égard de la communication et des mesures prises par l’exécutif dans le traitement de la crise du Covid-19.

Le journaliste, héraut national depuis plus de 30 ans, débute la séquence en évoquant une anecdote personnelle relative à l’un de ses rares déplacements en temps de confinement. Il évoque sa surprise devant un « monde fou sur les trottoirs, des adultes et des enfants qui jouent, plein de monde sans masques et sans contrôle ». Il poursuit en pointant : « Quel contraste avec les reportages qu’on nous montre sur des PV infligés à des gens qui se promènent tous seuls sur une plage ou en montagne ou en forêt alors qu’il n’y a aucun risque dans les régions où il n’y a pas de virus. Tout cela paraît incohérent. Incohérent comme les masques interdits dans les pharmacies mais autorisés chez les buralistes (…), comme les fleuristes fermés pour le 1er mai mais les jardineries ouvertes, comme les cantines bientôt ouvertes mais les restaurants toujours fermés… On a du mal à comprendre tout ça, et maintenant entre les infos un jour sur un déconfinement par région, le lendemain c’est plus par régions, un jour l’école est obligatoire, le lendemain elle n’est l’est plus, n’importe comment pour 15 jours de cours puisqu’il n’y aura qu’un enfant sur deux dans les classes. Donc tout ça donne le tournis. Ce qui est sûr c’est qu’aujourd’hui, après ce petit coup de gueule, c’est que le confinement se poursuit ».

Un coup de gueule de « JPP » suscite évidement des commentaires, des réactions et des parodies, dont on se gardera ici de toute appréciation sur le fond. Si les journalistes jouissent d’une liberté d’expression particulièrement étendue, gage de leur rôle dans une société démocratique, la diffusion d’une information peut cependant faire l’objet d’une attention particulière en raison de son contenu. Ainsi, Jean-Pierre Pernaut avait-il le droit de nous délivrer le message diffusé le 24 avril dernier sans excéder le cadre de sa fonction de journaliste ?

Les obligations déontologiques du journaliste

Plusieurs textes concernent les questions de déontologie dans la profession de journaliste. La Déclaration professionnelle des devoirs et des droits des journalistes de 1971 précise les devoirs des journalistes, et notamment que ces derniers ne devront « jamais confondre le métier de journaliste avec celui de propagandiste ». La Charte d’éthique professionnelle des journalistes de 2011 indique « qu’un journaliste digne de ce nom : (…) tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique (et au contraire) l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, (…) la non vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles ».

Il « n’use pas de la liberté de la presse dans une intention intéressée » et « ne confond pas son rôle avec celui du policier ou du juge ». Ces textes exigent donc des membres de la profession qu’ils suivent une conduite professionnelle afin de préserver la mission dont ils ont la charge dans une société pluraliste.

Cependant, cette charte est purement déclarative. Les juges prennent en compte la déontologie du journaliste quand il s’agit de le protéger. Ainsi, pour appliquer la liberté d’expression, la Cour de cassation vérifiera que cette expression suit les règles de déontologie. Au contraire d’autres professions ayant des exigences éthiques, comme les professions médicales, les journalistes n’ont pas d’ordre, de conseil spécifique qui pourrait agir en cas de non-respect de la déontologie, si ce n’est le CSA qui ne peut sanctionner que les entreprises de médias. La seule voie serait celle de la sanction interne à l’entreprise. Le supérieur hiérarchique est fondé à sanctionner le journaliste qui ne se plie pas à sa déontologie car il s’agit d’une faute professionnelle. Le juge ne pourra qu’approuver la sanction si elle s’appuie effectivement sur la déontologie et si elle lui semble proportionnée.

Le droit du journalisme

De nombreux textes garantissent la liberté d’expression avec des applications spécifiques pour protéger les journalistes qui respectent leurs obligations déontologiques. La libre communication des pensées est consacrée à l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. À ce sujet, le Conseil constitutionnel a relevé en 2011 que « la liberté d’expression et de communication est d’autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés ». On trouve également trace de cette protection dans les engagements internationaux de la France, et notamment aux articles 18 et 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Si elle est fondamentale, cette liberté n’est toutefois pas absolue et la loi peut y apporter des tempéraments strictement encadrés.

Le droit français prévoit à ce titre que, dans l’exercice de leurs fonctions, les journalistes sont soumis au respect de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse régulièrement mise à jour. Cette loi prévoit (dans son chapitre IV) des limites à la libre communication des pensées dès lors que des crimes et délits sont commis, notamment, par la voie de la presse. Ces restrictions ont un domaine précisément délimité et visent des situations très particulières. Est ainsi prohibée, selon l’article 24, l’action consistant en la contestation de crimes graves tels que l’existence de crimes contre l’humanité, ou la négation, la minoration ou la banalisation de façon outrancière de l’existence d’un crime de génocide. On note également, à l’article 27 de cette même loi, que la publication, la diffusion ou la reproduction de nouvelles fausses est prohibée et qu’elle peut être punie d’une amende de 45 000 euros pouvant être portée à 135 000 euros lorsque ces actes sont dictés par la mauvaise foi et sont de nature à ébranler la discipline ou le moral des armées ou à entraver l’effort de guerre de la Nation. Enfin, selon l’article 29, toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est prohibée en ce qu’elle constitue une diffamation.

L’expression des journalistes n’est donc pas sans limites et doit s’exercer dans le strict cadre prévu par la loi. Les déclarations de Jean-Pierre Pernaut s’inscrivent-elles dans ce cadre ? Celles-ci ne semblent pas entrer en contradiction avec les limites prévues par la loi du 29 juillet 1881. En effet, la communication d’un « petit coup de gueule » ne conteste aucun crime grave pas plus qu’elle ne s’analyse comme la « diffusion d’une fausse nouvelle ». Cette seconde restriction répond à des conditions particulièrement strictes, dégagées par la jurisprudence afin d’éviter les excès que pourrait comporter son usage (Cour de Cassation, 13 avril 1999). Le juge considère que des « affirmations ou des commentaires tendancieux » ne sont pas illicites. La déclaration du journaliste, qui note l’absence de risques dans certaines régions sans virus, ou encore le tournis provoqué par les annonces incessantes de mesures préparées en toute hâte, peut être considérée comme un billet d’humeur. Celui-ci présente certes un intérêt informationnel réduit mais ne peut avoir la qualité de fausse nouvelle.

Enfin, il faut se demander si les termes employés par le journaliste ne constituent pas des propos diffamatoires. Une fois de plus, il semble que cette sortie médiatique relève davantage du jugement de valeur sur l’action politique du Gouvernement que de propos portant atteinte à l’honneur ou à la considération d’un corps déterminé. Par analogie, la Cour de cassation avait refusé de retenir une telle incrimination à l’encontre d’un avocat ayant porté une critique publique sur un sujet d’intérêt général (le traitement judiciaire d’une affaire criminelle) car les propos reposaient sur une base factuelle suffisante, ne dépassant par conséquent pas les limites admissibles de la liberté d’expression. Dans cette « affaire du coup de gueule », si les faits rapportés sont disparates (rires sur les trottoirs, balades en montagne, fleuristes fermés, écoliers accueillis avec parcimonie), ils mettent en lumière l’impression de contradiction des mesures adoptées par le pouvoir exécutif dans les temps troublés du confinement.

Le Président de la République semblait avoir lui-même devancé les errements de l’exécutif en déclarant dans les colonnes du JDD le 21 mars 2020, « on ne fait sans doute pas tout parfaitement, car on ne sait pas tout. Mais chaque jour, on essaie de corriger les erreurs qu’on a faites la veille ». La sortie de Jean-Pierre Pernaut n’est finalement pas si originale. Elle ne fait finalement pas plus que contribuer à l’impression de tournis qu’il dénonce, entre d’une part, l’imprévisibilité des politiques publiques pour faire face à la crise du Covid-19, et d’autre part la confusion provoquée par un journaliste qui privilégie l’émission d’une opinion personnelle sur la communication d’informations essentielles.

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