Application aux militaires de la directive sur le temps de travail : ni contre la souveraineté nationale, ni contre la sécurité nationale, l’arrêt de la Cour de justice ne mérite pas de partir sabre au clair

Création : 26 juillet 2021
Dernière modification : 24 juin 2022

Autrice : Hélène Gaudin, professeure de droit européen à l’Université Toulouse I-Capitole, Directrice de l’IRDEIC

Si rares étaient traditionnellement les affaires amenant la Cour de justice de l’Union européenne à se pencher sur les domaines régaliens, les temps ont dorénavant changé. En atteste l’arrêt rendu en Grande chambre le 15 juillet dernier dans l’affaire B.K. L’arrêt qui a créé un séisme dans la classe politique française porte sur l’applicabilité de la directive 2003/88/CE relative à l’aménagement du temps de travail aux militaires et plus précisément aux périodes de garde et aux astreintes en temps de paix.

« La Cour cherche ainsi à concilier le respect dû aux fonctions essentielles de l’État et les droits des personnes privées »

Au terme d’un raisonnement nuancé, distinguant statut militaire et fonctions exercées, conditions normales et circonstances d’une « gravité et d’une ampleur exceptionnelles », prenant en compte l’exigence de continuité de certains services, et l’article 4§2 du Traité sur l’Union européenne – « (L’Union) respecte les fonctions essentielles de l’État, notamment celles qui ont pour objet d’assurer son intégrité territoriale, de maintenir l’ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale. En particulier la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État membre » –, la Cour de justice estime que l’aménagement du temps de travail des militaires n’est pas exclu de manière générale et permanente du champ d’application de la directive. Elle précise néanmoins les cas (formation, entraînement, engagement militaire à l’intérieur de l’État ou à l’extérieur des frontières) dans lesquels cette directive ne s’applique pas aux militaires. La Cour de justice souligne enfin que le mode de rémunération des périodes de garde est laissé à l’appréciation du droit national. Le critère déterminant de l’applicabilité de la directive est, dans la continuité de la jurisprudence (les arrêts Pfeiffer en 2004 et Syndicatul Familia Constanţa en 2018), celui de la possibilité de planifier ou non le temps de travail : les activités militaires qui « sont à ce point particulières qu’elles ne se prêtent pas à un système de rotation des effectifs » sortent du champ d’application de la directive.

La Cour cherche ainsi à concilier le respect dû aux fonctions essentielles de l’État et les droits des personnes privées.

« L’arrêt […] prête une attention particulière à la spécificité de l’organisation de l’armée française »

À cette dentelle jurisprudentielle s’ajoute le fait que la Cour renvoie à la juridiction nationale le soin d’apprécier si l’activité de garde en cause en l’espèce relève ou non d’une opération militaire. Surtout, dans un point non nécessairement utile au raisonnement, et que l’on peut supposer à destination du gouvernement français, la Cour indique que les spécificités propres à chaque État relatives au « fonctionnement de ses forces armées doivent être dûment prises en considération par le droit de l’Union, que ces spécificités résultent entre autres des responsabilités internationales particulières assumées par cet État membre, des conflits ou des menaces auxquels il est confronté, ou encore du contexte géopolitique dans lequel cet État évolue ». L’arrêt doit notamment être remarqué en ce qu’il prête une attention particulière à la spécificité de l’organisation de l’armée française. Il ajoute ainsi des exceptions à l’application de la directive sur le temps de travail aux cas où il n’est pas possible d’organiser une rotation des effectifs de fait de la particularité de l’activité.

Malgré ces nombreuses ouvertures, l’arrêt de la Cour de justice a soulevé un tollé dans la classe politique française (cfs discours préventif du président Emmanuel Macron à l’occasion du 14 juillet, tribune d’Édouard Philippe dans Le Monde des 18-19 juillet, …).

Une « divergence fondamentale de conception autour d’abord de l’article 4§2 TUE qui rappelle que la sécurité nationale relève des États membres »

Sans doute faut-il voir les racines principales du mal dans la divergence fondamentale de conception autour d’abord de l’article 4§2 TUE qui rappelle que la sécurité nationale relève des États membres, puis du statut/fonction militaire.

Pour le gouvernement français, dans cette affaire, comme d’ailleurs dans les récentes affaires French Data Network et La Quadrature du Net sur la conservation et l’accès des autorités publiques aux données de connexion, l’article 4§2 TUE exprime les fonctions et pouvoirs régaliens de l’État, il doit donc être considéré comme une clause d’opting-out, de non-application du droit de l’Union. Telle n’est pas la position de la Cour de justice qui le considère non comme une clause d’opting-out mais comme une clause d’interprétation (la Cour avait pris la même position à propos du protocole 30 et de l’application de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne par le Royaume-Uni). Comme pour la notion d’identité nationale, l’invocation et l’application des fonctions essentielles de l’État et sa sécurité publique ne peuvent être le fait des seuls États sans contrôle de la Cour. À ce titre, l’organisation des forces armées n’échappe pas par principe au champ d’application du droit de l’Union, comme l’a dit la Cour déjà en 1997, en 2000 ou encore en 2003.

C’est ici bien évidemment aussi le statut général des militaires dans la conception qu’en a adopté, quasi seule dans l’Union, la France à travers notamment l’article L.4111-1 du Code de la défense, marqué par le principe de disponibilité, qui se trouve remis en cause par la conception fonctionnelle de la Cour de justice.

Au total, la Cour de justice, quoi qu’on en pense, semble avoir entendu les réticences de certains États membres dont la France. À travers une marge d’appréciation reconnue à l’État, elle ouvre ainsi plus de portes qu’elle n’en ferme à la France pour l’application de la directive aux militaires.

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