Emmanuel Macron aurait demandé au Gouvernement de « se pencher » sur l’affaire Adama Traoré

Création : 10 juin 2020
Dernière modification : 20 juin 2022

Auteur : Alex Yousfi, étudiant en Master de droit privé général à l’Université de Lille, sous la direction d’Audrey Darsonville, professeure en droit privé et sciences criminelles à l’Université Paris-Nanterre

Source : L’Express, 8 juin 2020

La loi interdit au garde des Sceaux d’adresser des instructions individuelles aux magistrats du parquet pour intervenir dans des dossiers judiciaires, dans un sens qu’il lui paraît opportun. En demandant à la ministre de la Justice de se saisir du dossier Traoré, le Président de la République demande au Garde des Sceaux de violer le code de procédure pénale.

Après la mort tragique de George Floyd sous le genou d’un policier, à Minneapolis (Missouri), la contestation des violences policières et du racisme chez les forces de l’ordre s’est exportée des États-Unis vers quantité d’autres pays, dont la France, en prenant symboliquement le visage d’Adama Traoré. S’il n’appartient évidemment pas aux « Surligneurs » de participer à la cacophonie des commentaires sur ce dossier judiciaire en cours, il reste un problème : selon l’AFP, le Président de la République aurait demandé à la garde des Sceaux de se pencher sur l’affaire sous l’angle des dysfonctionnements de la justice qui pourraient être révélés à l’occasion de violences policières. Problème, le Garde des Sceaux n’a plus ce pouvoir d’intrusion dans les affaires de justice, et le Président ne pouvait faire cette demande, d’autant qu’il est le garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire selon la Constitution (article 64 de la Constitution).

Le Garde des Sceaux ne peut plus donner d’instructions individuelles sur les affaires judiciaires…

Avant une loi du 25 juillet 2013, le ministre de la Justice disposait du pouvoir de dénoncer au procureur général les infractions à la loi pénale dont il avait connaissance, lui enjoindre par instructions écrites, versées au dossier de la procédure, d’engager des poursuites ou de saisir la juridiction compétente de telles réquisitions. Depuis, cette possibilité a été supprimée, en vue « d’empêcher toute ingérence de l’exécutif dans le déroulement des procédures pénales, et de ne pas laisser la place au soupçon qui mine la confiance des citoyens dans l’institution judiciaire » (extrait du compte rendu du Conseil des ministres du 27 mars 2013). Cette modification des rapports hiérarchiques avait pour ambition de « faire de l’autorité judiciaire l’épine dorsale de notre démocratie, et de renforcer, dans une moindre mesure, l’indépendance du parquet à l’égard de l’exécutif », avait déclaré Christiane Taubira, garde des Sceaux de l’époque.

Le seul pouvoir qui reste au Garde des Sceaux est d’ordre général : tous les magistrats du ministère public étant sous son autorité, le ministre « conduit la politique d’action publique déterminée par le gouvernement. Il veille à la cohérence de son application sur le territoire de la République. A cette fin, il adresse aux magistrats du ministère public des instructions générales » (article 30 du code de procédure pénale). Le but de ce texte est d’assurer une meilleure cohérence de la politique pénale conduite par les procureurs généraux et les procureurs de la République. Pour l’exemple, la circulaire de politique pénale du 21 mars 2018, fait de « la lutte contre les violences conjugales » un « axe prioritaire », invitant les parquetiers à développer, dans tous les ressorts, des « dispositifs d’hébergement du conjoint violent », « afin d’assurer la mise en œuvre des mesures d’éviction ». Donc le Garde des Sceaux peut donner des instructions générales au Parquet, mais aucune instruction particulière, pour respecter à la fois l’indépendance de la justice et le principe d’égalité des justiciables.

Alors pourquoi le Président de la République lui demande-t-il de faire réexaminer une affaire ?

En sollicitant une intervention directe du garde des Sceaux dans le dossier Adama Traoré, le Président de la République s’affranchit du code de procédure pénale, qui interdit au ministre d’adresser aux magistrats du parquet des instructions dans des affaires individuelles. Et alors que l’Elysée dément, en mimant la conviction, qu’il ne s’agit pas d’une « instruction individuelle », le Syndicat de la magistrature rétorque, non sans persifler : « Comment répondre à un dysfonctionnement systémique (le traitement judiciaire des violences commises par les forces de l’ordre) par un dysfonctionnement institutionnel (intervention de la ministre dans une affaire individuelle) tout en ne traitant qu’un cas particulier ? ».

Il faut dire que le Président n’en est pas à son premier travers avec l’autorité judiciaire. Évoquant la décision de la cour d’appel de Paris qui a déclaré pénalement irresponsable le suspect du meurtre de Sarah Halimi, sexagénaire de confession juive, tuée en 2017, lors d’une « bouffée délirante toxicomaniaque », Emmanuel Macron avait estimé bien présent « le besoin de procès », tout en assortissant son propos d’une sortie qui avait fait réagir les hauts magistrats : « La responsabilité pénale est l’affaire des juges, la question de l’antisémitisme celle de la République. Même si, à la fin, le juge décidait que la responsabilité pénale n’était pas là, le besoin de procès serait là ». Très vite, la Cour de cassation, sermonnait le principal intéressé en le rappelant au souvenir de son devoir de gardien de la Constitution, protecteur de l’indépendance de la justice : « Les magistrats de la Cour de cassation doivent pouvoir examiner en toute sérénité et en toute indépendance les pourvois dont ils sont saisis ».

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