Coronavirus et juges de l’application des peines : des magistrats indépendants ne prenant pas d’ordre du pouvoir politique

Création : 20 avril 2020
Dernière modification : 20 juin 2022

Auteurs : Alex Yousfi, étudiant en Master droit privé général à l’université de Lille et Diane Rivail, étudiante en Master contentieux publics à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, sous la direction de Maître Emmanuel Daoud, avocat, Cabinet Vigo

Le 11 avril, Éric Ciotti, député Les Républicains (LR) des Alpes-Maritimes, s’est fendu d’un tweet annonçant qu’il avait interrogé le Ministre de l’Intérieur « sur la menace terroriste » que représenteraient « 25 détenus islamistes radicalisés libérés à cause du Coronavirus » – refusant qu’à la « menace sanitaire » se surajoute « la menace sécuritaire ». En faisant cette déclaration, Éric Ciotti, légitimement inquiet pour la sécurité publique, semble oublier que les juges de l’application des peines, magistrats du siège par définition indépendants, ne sont aux ordres d’aucun ministre. Dans la fonction du juge, le substantif et le verbe sont rigoureusement les mêmes : le juge juge – et, certainement pas un ministre de l’intérieur dont le rôle se limite à la prévention des troubles potentiels pour l’ordre public.

La nécessité de diminuer la densité carcérale

Faisant suite à l’exhortation de l’administration pénitentiaire et de plusieurs associations, les pouvoirs publics ont pris la mesure des effets dévastateurs que la propagation de l’épidémie pourrait causer en prison. Pour ce faire, une ordonnance modifiant, dans l’urgence, la procédure pénale a été adoptée. L’objectif est simple, que ce monde clos ne devienne une enclave de contamination et un accélérateur virologique, contaminant aussi bien les détenus que le personnel pénitentiaire. Il s’agit, selon les mots de Martine Herzog-Evans, professeure de droit privé et sciences criminelles, de désamorcer une « bombe à retardement sanitaire ».

Pour rappel, le 30 janvier dernier, la Cour européenne des droits de l’homme avait constaté que les conditions de détention françaises violaient, de manière systémique, l’interdiction des traitements inhumains ou dégradants. Plusieurs réalités avaient conduit les juges européens à se prononcer ainsi, parmi lesquelles : le non-respect de la « norme minimale pertinente en matière d’espace personnel [de 3 m²] », la « promiscuité » rendant nécessaire la pose de matelas au sol, et « la présence d’animaux nuisibles  ». Autant de paramètres empêchant d’observer les préconisations de distanciation sociale.

Des libérations anticipées ciblées

Pour désencombrer les prisons, l’ordonnance prévoit, entre autres mesures, qu’une réduction supplémentaire de peine d’une durée maximale de deux mois soit accordée par le juge de l’application des peines, sans avis de la commission de l’application des peines chargée, en temps normal, de l’assister dans sa décision, en cas d’avis favorable du procureur de la République, et, à défaut d’un tel avis, au vu de l’avis écrit des membres de la commission.

Pour apprécier de la pertinence de la libération, le juge de l’application des peines s’offre donc à un travail d’équilibriste, en mettant en balance, conformément à l’article 707 du code de procédure pénale, les « conditions matérielles de détention », et le « taux d’occupation de l’établissement pénitentiaire » – qu’il importe de réduire, sans qu’il n’existe cependant « d’objectifs chiffrés », selon la garde des Sceaux –, avec « l’évolution de la personnalité et de la situation matérielle, familiale et sociale de la personne condamnée ». Autrement dit, un « tri » des détenus potentiellement libérables devrait être réalisé avec discernement par les magistrats. Il ne s’agit pas, à l’évidence, de procéder à une application mécanique de l’ordonnance.

Pour ce faire, ces magistrats doublent leur appréciation d’une écoute attentive des conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation. Ces travailleurs sociaux évoluent, en effet, au plus près du terrain, et n’hésitent pas à pousser un « cri d’alarme » pour interpeller le juge sur les profils dangereux. Pour marginaliser le risque d’erreur, le procureur de la République trouve lui-même à intervenir. Ce magistrat, représentant l’intérêt général, se réserve la possibilité de faire appel des réductions de peine accordées par le juge de l’application des peines au profit de détenus radicalisés.

Par ailleurs, afin de protéger la société, de prévenir la commission de nouvelles infractions, et de respecter les intérêts des victimes, l’ordonnance a elle-même prévu que cette réduction ne pouvait concerner certaines catégories de détenus. Par conséquent, les condamnés pour des faits de terrorisme, ou des infractions commises au sein du couple ou ayant participé à une action collective de nature à compromettre la sécurité des établissements ou à en perturber l’ordre ou ayant eu un comportement manifestement contraire aux règles de civisme imposé par le contexte sanitaire, ne peuvent en bénéficier.

Les libérations anticipées sont ciblées. Premièrement, aucun détenu condamné pour des faits de terrorisme ne peut être libéré par anticipation alors qu’il purge sa peine. Deuxièmement, certains individus mis en examen(par exemple pour association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste), jusqu’alors placés en détention provisoire, ont été placés sous contrôle judiciaire. Comme le rapporte Le Point en citant le Ministère de l’Intérieur, ces derniers (d’ailleurs toujours présumés innocents) agissaient « en périphérie de ces dossiers », et « n’ont pas directement de sang sur les mains ». Enfin, des individus, détenus pour d’autres causes que le terrorisme, et que les services de renseignement semblent avoir identifiés comme « radicalisés » auraient été libérés.

Des juges qui jugent avec indépendance

Le député Eric Ciotti s’inquiète à juste titre de la libération anticipée de certains « détenus islamistes radicalisés », en appelant à un devoir de vigilance, mais commet un oubli en responsabilisant le Ministre de l’Intérieur.

Certes, le Ministre est obligé de veiller à la sécurité publique, d’ailleurs élevée au rang de « droit fondamental », et considérée comme l’une des conditions à « l’exercice des libertés individuelles et collectives », par l’article L. 111-1 du Code de la sécurité intérieure. En ce sens, si des détenus libérés peuvent être soupçonnés d’avoir des visées terroristes, de vouloir attenter à la sûreté de l’Etat ou d’être de simples relations d’un terroriste connu, la Direction Générale de la Sécurité Intérieure (DGSI) peut adopter des mesures de fichage (fichier Sûreté de l’Etat, dit fichier « S »), et de surveillance.

Seulement, les juges de l’application des peines sont, en tant que magistrats du siège, protégés statutairement par la Constitution et leur statut organique afin de garantir leur indépendance fonctionnelle. Le juge de l’application des peines fixe, en pleine indépendance institutionnelle, et sous l’attention soutenue du procureur de la République, les modalités d’exécution des peines privatives de liberté ou de certaines peines restrictives de liberté en orientant, et en contrôlant les conditions de leur exécution, tout en se fondant sur une appréciation personnalisée des dossiers des détenus. Jamais en prêtant une oreille servile à un Ministre de l’Intérieur qui dirait le bien ou le mal fondé des libérations entreprises.

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