Un peu de philo du droit : Peut-on connaître le droit tout en se trompant sur sa signification ?
Dernière modification : 22 juin 2022
Auteur : Maxence Christelle, maître de conférences en droit public, Université Picardie Jules-Vernes
Comment une loi portée par une députée devenue avocate (Laetitia Avia) peut-elle être qualifiée “d’exemple de crétinisme juridique” par un ancien ministre de la justice (Jean-Jacques Urvoas) ? C’est pourtant ce qui s’est produit pour la loi du 24 juin 2020 contre les contenus haineux sur Internet qui a vu l’essentiel de son contenu être censuré par le Conseil constitutionnel, gardien de nos libertés fondamentales. Avant même son examen par le Conseil, la majorité des juristes avait averti le Parlement du fait qu’une partie au moins de ce texte posait de sérieux problèmes juridiques. Comment est-il possible, que de façon aussi fréquente, il puisse y avoir des “erreurs” dans la conception ou l’application du droit ? Pourquoi y a-t-il autant d’avis différents sur le sens de telle ou telle règle juridique ? En effet, si l’on en croit une idée tenace qui circule chez les étudiants comme dans le reste de la société, apprendre le droit, et faire du droit en tant que praticien, serait avant tout une affaire de mémorisation, d’apprentissage par cœur des textes. Dans cette perspective, le meilleur avocat ou juge serait celui qui disposerait de la plus grande mémoire.
Porter un tel regard sur le droit, c’est pourtant le méconnaître profondément. Certes, dans les premières années des études de droit, il est souvent demandé aux étudiants d’apprendre par cœur des références juridiques précises, le droit administratif incarnant à cet égard une caricature et un épouvantail pour les étudiants de deuxième année (plus de 100 décisions différentes de l’ensemble des juridictions administratives à connaître pour l’examen). Pour autant, et à mesure que l’on avance dans l’approfondissement des différentes matières, une telle exigence se fait de moins en moins sentir.
Il ne suffit pas de connaître le droit par cœur pour le comprendre
Pourquoi cela ? Tout simplement parce qu’être capable de réciter une disposition d’un code, d’une loi, d’une convention ou un paragraphe entier d’une décision de justice ne garantit en rien de l’avoir effectivement compris. De la même façon que, par imitation, il est possible de reproduire les sons émis par ceux qui parlent une langue étrangère que nous ne connaissons pas, cela ne permet aucunement d’établir que nous parlons et comprenons les sons que nous prononçons. Qui pourrait prétendre que, lorsqu’il nous imite, le perroquet comprend et communique avec nous par l’intermédiaire du langage ?
En réalité, le droit n’a pas plus à voir avec l’apprentissage par cœur que les autres professions. Sa spécificité réside ailleurs, et nous renvoie à cette question de la compréhension. Faire du droit, c’est principalement interpréter des textes écrits par d’autres êtres humains, mais avec une responsabilité particulière. En effet, cette interprétation peut avoir des conséquences pour la liberté individuelle de ceux concernés par le texte. C’est en ce point précis que se situe toute la difficulté, et dont nous pouvons faire l’expérience quotidiennement. Qui n’a jamais eu le sentiment de ne pas avoir été compris, ou mal compris ? Combien de conflits, de disputes, de quiproquo entre les hommes trouvent leur origine dans « une erreur d’interprétation » à propos d’une parole, d’un geste, d’une attitude ?
Nous sommes des animaux parlants qui mobilisent des signes d’une incroyable complexité
Nous sommes des animaux parlants, et nous sommes amenés ainsi à mobiliser un ensemble de signes (les mots, la grammaire, l’intonation, les expressions corporelles et faciales, etc.) d’une incroyable complexité. Dès lors, et puisque le droit est construit et rédigé dans un langage lui aussi humain, les mêmes difficultés que celles que nous rencontrons dans notre communication ordinaire avec nos semblables vont se retrouver. Il n’est donc pas étonnant de constater que les professionnels du droit, qu’ils soient praticiens et/ou universitaires, ne sont pas davantage immunisés face à cette situation.
Un exemple très récent portant sur une mesure prise pendant la période de confinement permettra de le constater. Dans le cadre des mesures provisoires qui ont été adoptées pour maintenir la continuité de l’État ainsi que de certains services publics depuis le début de la période de confinement, l’article 16 de l’ordonnance du 25 mars 2020 prévoyait le maintien en détention, pour une durée variable suivant le motif de celle-ci, des personnes dont le délai légal de détention provisoire arrive à son terme. En termes simples, alors qu’il n’est légalement pas possible de continuer à détenir ces personnes, la détention (autrement dit l’emprisonnement) se poursuivait néanmoins.
Trois juges saisis, deux interprétations différentes : comment l’expliquer ?
Malgré la persistance d’une possibilité de libération laissée au juge (à sa propre demande, à la demande du ministère public ou à celle de la personne concernée), de nombreuses associations et avocats ont entendu dénoncer cette législation d’exception, et en obtenir l’annulation auprès d’un juge. Ils ont dans un premier temps saisi le Conseil d’État, juridiction suprême de l’ordre administratif, par le biais d’une procédure de référé. Ce dernier a déclaré le 3 avril 2020 que cette disposition “ne portait pas une atteinte manifestement illégale aux libertés fondamentales”. Saisie de la même question, la Cour de cassation, juridiction suprême de l’ordre judiciaire, a apporté une réponse tout à fait différente le 26 mai 2020 (décisions n°974 et 977). Elle considère en effet que cet article présente notamment un risque sérieux d’être contraire aux droits et libertés fondamentaux garantis par la Constitution, et renvoie la question de cette conformité directement au Conseil constitutionnel. Ce dernier rend finalement sa décision le 29 janvier 2021 et déclare l’article contesté contraire à la Constitution.
On le voit, le même texte, examiné par les trois plus éminentes juridictions françaises, fait l’objet d’interprétations qui semblent fortement opposées. Pourtant, tant le Conseil d’État, le Conseil constitutionnel que la Cour de cassation connaissent, peut-être même par cœur, à la fois le texte contesté, et les droits auxquels ce texte est confronté. C’est donc bien la preuve que l’essentiel, et ce qui fait tout l’intérêt du droit, se trouve dans la manière dont est déterminée la signification d’un texte. Rien d’étonnant donc à ce que celle-ci puisse être erronée. Ne dit-on pas que “l’erreur est humaine” ? Certes, mais n’oublions pas que la véritable maxime latine énonce : “l’erreur est humaine, persister dans son erreur est diabolique”.
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