Procès des viols de Mazan : un avocat a-t-il le droit de tout dire ?
Dernière modification : 24 septembre 2024
Autrice : Clara Robert-Motta, journaliste
Relecteurs : Etienne Merle, journaliste
Jean-Paul Markus, professeur de droit public, université Paris-Saclay
Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun
Secrétariat de rédaction : Maylis Ygrand, journaliste
La liberté de ton et d’expression des avocats est garantie par une immunité d’audience, assez largement acceptée même en dehors du tribunal. Ceci dit, il existe certaines limites à cette liberté d’expression : la déontologie, dont le non-respect peut entraîner des sanctions disciplinaires.
Ce n’est pas elle qui est accusée, mais c’est elle qui est encore à la barre ce mercredi 18 septembre et qui répond tour à tour aux avocats de la défense. Gisèle Pelicot, dont le mari a reconnu l’avoir droguée, violée et fait violer pendant des années, est, elle aussi, interrogée devant la cour criminelle du Vaucluse. Et les propos sont parfois violents, rapportent les journalistes sur place.
Alors qu’on lui demande de regarder des clichés explicites extraits du dossier judiciaire, certains avocats des 51 accusés réclament qu’elle s’explique sur des photos où elle apparaît les yeux ouverts. “Ne pense-t-elle pas qu’en recevant de tels clichés, certains hommes, ‘appâtés’ par Dominique Pelicot, auraient pu croire qu’elle était consentante ? N’aurait-elle pas finalement des ‘penchants exhibitionnistes’ qu’elle n’assumerait pas, ose Me Philippe Kaboré ?”, rapporte la journaliste de Libération présente au tribunal.
“On fait donc le procès de la victime”
Accompagnée de son avocat à la barre, Gisèle Pelicot s’indigne de ces questions, au même titre que quelques jours plus tôt, elle avait été choquée par la volonté du président de la cour d’utiliser la terminologie “scène de sexe” plutôt que “viol”. “Si on est encore en train de me piéger, ça commence à devenir pénible. On cherche quoi dans cette salle ? À ce que je sois coupable ?”, s’enquiert-elle désormais.
Toutes ces questions des avocats ne choquent pas que la femme au cœur de ce procès. Du côté des internautes toutefois, le comportement des avocats est mis en cause. “Je suis outrée par le comportement des accusés et certains des avocat·es”, écrit une utilisatrice sur X. “Audience hallucinante au procès #Pelicot. On fait donc le procès de la victime. On lui crie dessus.”, rapporte une autre.
Si la France entière semble scandalisée par certaines paroles, qu’en est-il du cadre légal dans lequel les avocats s’expriment ? Les avocats ont-ils le droit de tout dire ?
Carte blanche en salle d’audience
“Oui.” La réponse de Jean-Baptiste Thierry, professeur de droit pénal à l’université de Lorraine, est on ne peut plus claire. “Il existe une immunité pour certaines infractions commises dans un tribunal, et pas seulement pour les avocats.” L’article 41 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse dispose que “ne donneront lieu à aucune action en diffamation, injure ou outrage, ni le compte rendu fidèle fait de bonne foi des débats judiciaires, ni les discours prononcés ou les écrits produits devant les tribunaux”.
Cette immunité d’audience donne-t-elle une carte blanche ? Dans la loi, pas entièrement. Ce même article précise toutefois que des faits diffamatoires “étrangers à la cause” pourraient donner ouverture à une action civile ou publique. Autrement dit, l’avocat peut tout dire mais à condition que cela serve la cause qu’il défend. Mais dans les faits, c’est plutôt le principe de liberté d’expression de la défense qui prime.
“L’exercice des droits de la défense est un pilier de l’État de droit, rappelle Roland Rodriguez, président de la commission Règles et usages du Conseil National des Barreaux. Il serait dangereux de vouloir limiter cet exercice. Même s’il est vrai que certaines stratégies de défense peuvent être choquantes, on a le droit d’avoir ce genre de stratégies.”
Aussi, certains avocats sont célèbres pour des plaidoiries particulièrement violentes : on peut citer Jacques Vergès, subtilement surnommé “l’avocat de la terreur” après avoir défendu Klaus Barbie, le terroriste Carlos ou encore Pol Pot, mais aussi Éric Dupond-Moretti dont les plaidoiries sont connues pour être plutôt brutales.
Et en dehors des tribunaux ?
Si la liberté d’expression des avocats est largement garantie au sein du tribunal, la question se pose pour les propos des avocats en dehors de la salle d’audience. Pour les procès médiatiques comme celui des viols de Mazan, les avocats sont forcément confrontés aux médias dans lesquels ils s’expriment parfois très librement. D’autres passent directement via les réseaux sociaux pour poursuivre leur plaidoirie, non pas en direction du juge, mais vers le public.
“Pour le moment, la jurisprudence a plutôt considéré que la défense du client ne se limitait pas à l’audience”, développe Jean-Baptiste Thierry. La France avait été condamnée en 2015 par la Cour européenne des droits de l’homme, car la justice française avait condamné un avocat pour une interview (donc en dehors du tribunal) dans laquelle il mettait en cause les agissements des juges d’instruction dans le dossier pour lequel il plaidait. Dans son arrêt, la CEDH estimait que cette décision violait l’article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales qui garantit la liberté d’expression.
“Principes d’honneur”
D’une façon générale, c’est donc la liberté de ton et le droit à la défense qui prime en l’état actuel du droit. Pour autant il existe un code de déontologie des avocats. Ce texte réglementaire définit les devoirs des avocats : respecter “les principes d’honneur, de loyauté, d’égalité et de non-discrimination, de désintéressement, de confraternité, de délicatesse, de modération et de courtoisie”.
Que se passe-t-il si un avocat contrevient à ces principes ? “Le code de déontologie des avocats, ce ne sont pas que des ‘recommandations’ : il est opposable aux avocats”, développe Roland Rodriguez. “Chaque barreau doit faire respecter les règles déontologiques, et le bâtonnier local peut ouvrir des enquêtes pour vérifier si une faute a été commise. En cas de faute, une juridiction interne à l’ordre est réunie, qui peut infliger des sanctions pouvant aller du blâme à la radiation de la profession. (autrement dit l’exclusion de la profession)”
Pour un avocat, il est d’autant plus important de respecter ces principes que son discours a lieu dans le cadre strict de l’affaire dont il a la charge, note Roland Rodriguez. Durant ces premières semaines du procès Mazan, plusieurs communications ont fait scandale. Notamment, celle d’une avocate de la défense se filmant en parlant du procès sur la chanson “Wake me up before you go-go” (“réveille-moi avant de partir” en anglais). Maladresse, indécence, faute ? Ainsi, il revient au bâtonnier local de décider, cas par cas, de saisir ou non la juridiction disciplinaire de l’ordre des avocats.
“On essaye d’humilier la victime !”
La limite à la liberté d’expression des avocats n’est donc pas à chercher dans le rapport au juge, mais dans les droits et obligations des avocats. Les stratégies de défense entendues au procès des viols de Mazan ne sont donc pas inédites, mais sont là exposées en plein jour dans ce procès public, inédit et médiatique, contrairement aux procès à huis clos. Si, juridiquement, l’exercice des droits de la défense est garanti par le principe de la liberté d’expression, moralement, les débats, quand ils sont violents, ne manquent pas de faire scandale. Après s’être dite “humiliée” par les discours des avocats, Gisèle Pelicot a elle-même déclaré. “Je comprends que les victimes de viol ne portent pas plainte ! On passe vraiment par un déballage où on essaye d’humilier la victime !”
Une erreur dans ce contenu ? Vous souhaitez soumettre une information à vérifier ? Faites-le nous savoir en utilisant notre formulaire en ligne. Retrouvez notre politique de correction et de soumission d'informations sur la page Notre méthode.