Article 16 : comment la rumeur des « pleins pouvoirs » ressurgit à chaque crise politique
Dernière modification : 10 octobre 2025
Auteurs : Guillaume Baticle, doctorant en droit public
Etienne Merle, journaliste
Nelly Pailleux, journaliste
Relecteur : Bertrand-Léo Combrade, professeur de droit public à l’Université de Poitiers
Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun
Alors que la France traverse une nouvelle période de flou institutionnel après la démission du gouvernement Lecornu, la rumeur d’un recours à l’article 16 de la Constitution refait surface sur les réseaux sociaux. Déjà apparue lors des législatives de 2024, elle est aujourd’hui amplifiée par des comptes adeptes de la désinformation — loin de la réalité juridique de ce mécanisme d’exception.
Depuis quarante-huit heures, la vie politique française navigue à vue : après la démission éclair du gouvernement Lecornu, l’Élysée a annoncé qu’Emmanuel Macron nommerait un nouveau Premier ministre dans les 48 heures, misant sur un « chemin » parlementaire pour éviter une dissolution et faire adopter le budget d’ici à la fin de l’année.
Ces deux jours de flou institutionnel — entre tractations, prises de position publiques et débats sur les retraites — ont entretenu l’incertitude, tout en confirmant l’absence de majorité stable à l’Assemblée.
Dans ce climat saturé, la rumeur d’un recours à l’article 16, ce mécanisme d’exception brandi à chaque crise, refait surface. Cette fois amplifiée par des comptes pro-Kremlin qui en gonflent la viralité. Mais au fait, que prévoit réellement l’article 16 de la Constitution ?

Sébastien Lecornu quitte le pouvoir après avoir prononcé une déclaration à l’hôtel Matignon à Paris, le 6 octobre 2025. Photo : Photo Stephane Mahe / POOL / AFP
À situation exceptionnelle…
L’article 16 de la Constitution est mis en œuvre par le Président de le République « lorsque les institutions de la République, l’indépendance de la Nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux sont menacées d’une manière grave et immédiate », et deuxième condition, « que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu« .
Sur la forme, le Président doit consulter officiellement le Premier ministre, les présidents des assemblées (soit le président de l’Assemblée nationale et le président du Sénat) ainsi que le Conseil constitutionnel, et doit en informer la Nation.
…des pouvoirs exceptionnels
Le but de cet article est de permettre au Président de débloquer les institutions et de protéger les pouvoirs publics. Il peut pour cela prendre des mesures qui relèvent en temps normal du Parlement : le Président devient pendant un temps législateur.
Il ne peut cependant pas empêcher le Parlement de se réunir ni le dissoudre. Le Président ne peut pas non plus engager de révision de la Constitution. Ses pouvoirs ne doivent servir qu’un seul objectif : celui de permettre aux pouvoirs publics d’accomplir leur mission.
À noter que les actes que le Président prend dans le cadre de l’article 16 et qui concernent des domaines qui relèvent du pouvoir règlementaire (article 37 de la Constitution) sont contrôlés et peuvent être annulés par le juge administratif (décision du Conseil d’État du 23 octobre 1964). Cela signifie que l’interdiction de manifester, ou encore la dissolution d’un parti politique pourrait être attaqué devant le Conseil d’État.
Un pouvoir à durée limitée
Outre les limites exposées plus tôt, le mécanisme de l’article 16 est temporaire. Après trente jours d’exercice des pouvoirs exceptionnels, le Président de l’Assemblée nationale, le Président du Sénat, soixante députés ou soixante sénateurs peuvent saisir le Conseil constitutionnel qui examine si les conditions exigées par la Constitution pour l’application de son article 16 demeurent réunies.

Emmanuel Macron s’adresse à un congrès extraordinaire réunissant les deux chambres du Parlement au château de Versailles le 9 juillet 2018. Photo : Charles Platiau / POOL / AFP
Et au terme de soixante jours d’exercice des pouvoirs exceptionnels et à tout moment au-delà de cette durée, le Conseil opère cet examen de plein droit. S’il estime que les conditions ne sont plus réunies, il rend un avis en ce sens. Un avis n’étant pas contraignant, le Président n’est toutefois pas obligé de le suivre.
Il existe un moyen politique de mettre fin à l’exercice des pouvoirs exceptionnels du Président : la destitution. S’il le décide, le Parlement peut se réunir en Haute Cour et renverser le Président « en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat » (article 68 de la Constitution).
Une rumeur artificielle ?
La rumeur d’un recours à l’article 16 n’est pas nouvelle. Elle apparaît pour la première fois en juin 2024, au moment des élections législatives anticipées. Un article d’Europe 1 émet l’hypothèse d’un recours à cet article d’exception avant d’être formellement démentie par l’Élysée. L’hypothèse s’éteint rapidement, mais elle réapparaît à la faveur de chaque crise.
En décembre 2024 et la démission de Michel Barnier, le scénario ressurgit, cette fois nourri par une déclaration du porte-parole du MoDem, Bruno Millienne, sur BFMTV, évoquant la possibilité pour le président de « se saisir de l’article 16 en cas de blocage institutionnel grave pour gouverner seul ». À nouveau, les réseaux sociaux s’enflamment au point de susciter un nouveau démenti ferme de la présidence.
Aujourd’hui, le phénomène repart de plus belle. Les données de Google Trends montrent un nouveau pic d’intérêt pour « article 16 » début octobre 2025, parallèlement à la démission du gouvernement Lecornu et aux quarante-huit heures de flou politique à l’Élysée.
Sur X (ex-Twitter), des comptes pro-Kremlin ou parodiques alimentent artificiellement la viralité du sujet, multipliant les fausses alertes et les détournements visuels. Certains comptes ont été créés ces derniers jours pour parler spécifiquement de ce sujet.

Capture d’écran Google Trend.
En un an, cette rumeur a donc connu trois vagues successives — juin 2024, décembre 2024 et octobre 2025 — qui coïncident toutes avec des moments de tension politique. Un schéma désormais bien rodé : à chaque crise, l’ombre de « l’article 16 » ressurgit, transformée par les réseaux sociaux en « un plan secret » d’Emmanuel Macron, qu’aucune source ne vient corroborer.
[Mise à jour le 09/10/2025 : cet article, initialement publié le 21 juin 2024, a été mis à jour pour rendre de compte de l’actualité récente]