Gestion de l’eau et agriculture : La FNSEA demande de « limiter les recours et les durées d’instruction »
Auteur : Jean-Paul Markus, professeur de droit public, Université Paris-Saclay
Liens d’intérêts : aucun
Fonctions politiques ou similaires : aucune
Relecteur : Clément Benelbaz, maître de conférences en droit public, Université Savoie Mont Blanc
Liens d’intérêts : aucun
Fonctions politiques ou similaires : aucune
Secrétariat de rédaction : Sasha Morsli Gauthier
Source : Synthèse des revendications FNSEA / Jeunes Agriculteurs, 24 janvier 2024
Voici donc un syndicat qui réclame une justice sur mesure pour l’agriculture, limitant les recours des associations de protection de l’environnement. Ignorant l’État de droit, la FNSEA s’en prend au juge qui ne fait qu’appliquer les normes dont elle réclame la suppression. Erreur sur la cible ?
Il ne s’agit pas ici de nier les difficultés que rencontre le monde agricole ni de porter un jugement sur ses revendications de fond.
En revanche, certaines de ces revendications heurtent le juriste. L’exaspération des agriculteurs à l’égard de la justice tient son origine dans la multiplication des recours introduits par les associations de protection de la nature contre les permis et autorisation diverses, portant notamment sur les fameuses « mégabassines » auxquelles les agriculteurs du sud de la France tiennent tant. Dans bien des cas, les juges ont annulé ces autorisations, suscitant la colère des agriculteurs. Pour ces raisons, ils exigent de « limiter les recours et les durées des instructions. » Entendons-nous bien sur ce que cela implique en termes d’État de droit et d’égalité devant la justice.
La même justice lente pour tous…
La durée des procès est la même pour tous, à savoir excessive. La France est régulièrement condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme en raison du non-respect de l’article 6§1 de la Convention européenne des droits de l’homme : « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue […] dans un délai raisonnable, par un tribunal […]. » Le manque de moyens de la justice (la France compte deux fois moins de juges que l’Allemagne par habitant) condamne tous les justiciables à attendre, agriculteurs compris. Exiger une justice plus rapide pour les agriculteurs revient mécaniquement, à moyens constants, à réclamer une justice plus lente pour les autres, au mépris du principe d’égalité devant la justice.
Le droit au recours ignoré
L’État de droit suppose que les lois et règlements, qui s’imposent au citoyen comme à l’État, puissent être opposés à tous de manière égale. Le juge a pour mission d’y veiller. « Limiter les recours » signifie concrètement limiter les délais de recours, la liste des personnes pouvant effectuer un recours, et surtout les arguments possibles (on parle en droit de « moyens recevables ») au cours d’un procès, ce qui évidemment limite les chances d’obtenir gain de cause.
À vrai dire, la limitation des moyens recevables dans le cadre d’un recours en justice existe déjà dans certains domaines, notamment en droit de l’urbanisme. Ce droit se caractérise par des procédures longues et complexes pour mettre au point les plans locaux d’urbanisme (PLU) des communes notamment, sur lesquels reposent ensuite tous les permis de construire. Un bon avocat trouvera toujours un défaut de procédure (on dit en droit « vice de procédure ») propre à faire annuler ces PLU par le juge, obligeant à reprendre tout le processus, qui dure parfois plusieurs années et qui est coûteux. Il en résulte une insécurité juridique pour les communes, mais aussi pour les personnes qui demandent un permis de construire. D’où la limitation des moyens recevables décidée par la loi (article L. 600-1 du Code de l’urbanisme) : cette limitation porte uniquement sur certains moyens de pure procédure, qui ne remettent pas en cause le PLU sur le fond. Et encore, cette limitation ne vaut que pour les moyens émis après les délais de recours (par « voie d’exception », c’est-à-dire par exemple en attaquant un permis de construire délivré en application d’un PLU entrée en vigueur des années auparavant).
Voilà donc ce que souhaite la FNSEA pour les projets à vocation agricole. Ni le Conseil constitutionnel, ni la Cour européenne des droits de l’homme ne condamnent ces limitations des moyens recevables, dès lors qu’elles se justifient par un intérêt général, comme précisément la sécurité juridique. Le Conseil d’État est sur la même ligne : il a même étendu ce principe de limitation des moyens recevables lorsqu’ils sont avancés trop longtemps après l’acte contesté (Conseil d’État, 18 mai 2018).
En dehors de ces étroites exceptions, qui d’ailleurs peuvent aussi jouer en faveur des projets agricoles, limiter les moyens pouvant être avancés contre des autorisations ou des permis de construire reviendrait à restreindre le droit à un recours effectif, qui a valeur constitutionnelle (article 16 de la Déclaration des droits de l’homme, et Conseil constitutionnel, 21 janvier 1994).
S’en prendre au juge ne résout pas le problème
Enfin, s’en prendre au juge qui annule les autorisations de projets à vocation agricole revient à s’attaquer au thermomètre. Le juge ne fait qu’appliquer les normes nationales et européennes dont précisément les agriculteurs veulent la suppression ou l’assouplissement. Si ces normes sont effectivement supprimées ou assouplies, le juge n’aura pas le choix : il suivra. C’est encore l’État de droit.
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