En réaction aux huées contre Emmanuel Macron au Stade de France, le député Karl Olive souhaite interdire les manifestations lors de grands moments
Auteur : Jean-Paul Markus, professeur de droit public, Université Paris-Saclay
Liens d’intérêts : aucun
Fonctions politiques ou similaires : aucune
Auteur : Guillaume Baticle, doctorant en droit public
Liens d’intérêts : aucun
Fonctions politiques ou similaires : aucune
Relecteur : Vincent Couronne, docteur en droit européen, chercheur associé au centre de recherches VIP, Université Paris-Saclay
Liens d’intérêts : aucun
Fonctions politiques ou similaires : aucune
Secrétariat de rédaction : Emma Cacciamani
Source : France Info, 10 septembre 2023
Pour interdire une manifestation, il faut prouver qu’elle présente des risques pour l’ordre public. Un grand « moment” ne veut rien dire en droit, et préserver l’image du président n’est pas un but d’ordre public en principe. Surtout, les supporters n’ont pas manifesté. Ils se sont exprimés… Veut-on les en empêcher ?
Karl Olive, député des Yvelines, est revenu sur le premier match de la Coupe du monde de rugby et l’allocution d’ouverture d’Emmanuel Macron, perturbée par des huées et des sifflements. Pour éviter qu’une telle scène ne se reproduise, il propose d’interdire les manifestations et les grèves lors de grands « moments ». C’est aussi vague que dangereux pour les libertés…
Un grand « moment », une notion bien trop vague
Karl Olive veut limiter l’interdiction de manifester et de faire grève lors de grands « moments », notamment sportifs. Encore faut-il pouvoir définir ce qu’est un grand moment. Un événement sportif est-il un aussi grand « moments » que la visite d’un chef d’État étranger ? Si l’on considère un championnat mondial masculin comme étant un grand moment, en est-il de même pour son équivalent féminin ? Un match de rugby est-il aussi important qu’un match de foot ? Cette incertitude pose un gros problème de sécurité juridique, puisque l’autorité compétente pour interdire une manifestation déciderait seule de ce qu’est un grand « moments ».
Assurément, une loi devrait préciser cette notion. Cela pourrait se faire en référence à un événement de nature à entraîner des troubles en raison de rassemblements festifs, de manifestations hostiles, etc., et c’est à cette seule condition que cette loi serait considérée comme conforme à la Constitution.
Manifester, une liberté constitutionnelle
Le droit de manifester est protégé en France : s’il n’est pas expressément mentionné dans la Constitution, il découle de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, dont l’article 10 prévoit que “Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi”. Cette liberté ne peut être limitée que par la nécessité de préserver l’ordre public en prévenant les troubles ou en y mettant fin. Cet équilibre entre ordre public et libertés doit se retrouver dans l’action des autorités de police (maires, préfets, premier ministre). C’est le juge qui vérifie le cas échéant si cet équilibre est respecté, depuis une décision de 1933 “Benjamin” du Conseil d’État.
Selon le juge donc, l’interdiction de manifester ne peut être prononcée que si trois conditions sont réunies : cette interdiction doit être nécessaire au vu des circonstances locales, ce qui se vérifie au cas par cas. L’interdiction doit être la seule mesure adéquate, au sens où elle est bien de nature, par ses modalités, à éviter le trouble (ce qui est le cas pour les manifestations non autorisées, ou celles qui s’annoncent violentes par exemple). Surtout, l’interdiction doit être proportionnée au sens où aucun autre moyen, tel qu’un tracé différent, un horaire différent, etc., ne permet d’éviter le risque de trouble à l’ordre public. Chaque situation doit être étudiée au cas par cas. Interdire de façon générale les manifestations aux abords des grands moments paraît dès lors démesuré.
Huer le président, un trouble à l’ordre public ?
Autre problème, Karl Olive semble considérer que les huées dirigées contre Emmanuel Macron lors de la cérémonie d’inauguration nuisent à l’image de la France. Certainement. Mais est-ce un trouble à l’ordre public justifiant de limiter la liberté de manifester ? Ni l’image de la France, ni la réputation du Président de la République ne semblent entrer dans la notion d’ordre public à préserver.
En 2019, lors de la rencontre entre les présidents chinois Xi Jinping et français, le préfet des Alpes-Maritimes avait interdit toute manifestation dans un large périmètre du fait de l’importance de l’événement, et cela en pleine crise des “gilets jaunes”. Cet arrêté a été annulé par la cour administrative d’appel de Marseille le 24 janvier 2022 car les risques de troubles à l’ordre public n’étaient pas prouvés. La cour jugea que “la visite d’un chef d’État étranger n’est pas en elle-même de nature à justifier l’interdiction des manifestations et rassemblements”. Il faudra donc justifier de bien plus que d’un seul grand « moments » pour interdire une manifestation.
Confusion entre manifestation et expression
Enfin, dernière confusion de Karl Olive, les supporters du Stade de France n’ont pas manifesté au sens juridique du terme (à savoir une réunion organisée dans un lieu public ou sur la voie publique pour exprimer une conviction collective). Ils étaient assis dans les gradins, attendaient un match, n’ont pas sorti de banderole anti-réforme des retraites, et ont hué le président. En réalité, ils n’ont fait que s’exprimer… Karl Olive souhaite-t-il interdire aux supporters de s’exprimer dans l’enceinte d’un stade ? On sort du registre de la préservation de l’ordre public pour entrer dans celui de l’atteinte à la liberté d’expression.
Contacté, le député n’a pas répondu aux Surligneurs.
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