Pouvoir syndical en France : la remontada ?
Autrice : Juliette Bezat, rédactrice
Relecteurs : Jean-Paul Markus, professeur de droit public, Université Paris-Saclay
Secrétariat de rédaction : Emma Cacciamani et Yeni Daimallah
Le 7 février, les Français ont manifesté pour la troisième fois contre la réforme des retraites. Alors qu’elles semblaient en recul ces dernières années, les grandes centrales syndicales ont réalisé une vraie démonstration de force en parvenant à mobiliser massivement lors des trois mobilisations. L’occasion de faire un point sur l’état du pouvoir syndical et l’impact des grèves en France.
L’intersyndicale a annoncé une cinquième journée de mobilisation dans toute la France le 16 février – qui s’ajoute donc à celle du 11. Dans ce contexte de forte mobilisation sociale, le sénateur LR Stéphane Le Rudulier a déposé une proposition de loi visant à “compléter le cadre légal réglementant l’exercice du droit de grève”. Le texte prévoit ainsi de nouvelles dispositions pour interdire le droit de grève dans le secteur des transports en commun, notamment les deux premiers et les deux derniers jours de chaque congé scolaire. Un texte similaire a été déposé à l’Assemblée, prévoyant quant à lui de l’interdire sur la totalité de la période des vacances scolaires. De son côté, le gouvernement réfléchirait lui aussi à des pistes pour limiter l’impact des grèves, notamment en demandant aux salariés du secteur de se déclarer encore plus tôt que les 48h prévues actuellement.
Dans l’histoire récente, ce texte n’est pas la seule tentative – réussie ou avortée – de limitation de l’exercice du droit de grève. D’une manière générale, au cours de ces vingt dernières années, l’environnement du dialogue social a fait l’objet de transformations importantes : cadre légal en partie modifié, évolutions de l’organisation du travail et du rapport au collectif (notamment avec le développement du télétravail depuis la crise du COVID-19), apparition de nouveaux acteurs de la mobilisation et de la contestation… Dans ce contexte, les syndicats sont-ils toujours aussi influents ? Et la grève est-elle toujours un moyen d’action efficace ?
LE NOMBRE D’ADHÉRENTS N’EST PAS UN INDICATEUR DE LA REPRÉSENTATIVITÉ SYNDICALE, NI DE SA PUISSANCE
En France, le nombre de salariés adhérant à un syndicat a été divisé par deux en cinquante ans. On passe ainsi d’un taux de syndicalisation de 20 % en 1970 à 10.3 % en 2019. On dénombre par ailleurs deux fois plus de syndiqués dans la fonction publique que dans le privé. Parmi les catégories en tête : les hommes et les plus de 40 ans – les moins de 30 ans ne représentent que 2.7 % des syndiqués. Enfin, la propension à se syndiquer dépend souvent de la stabilité de l’emploi.
Il est cependant difficile de déterminer le nombre précis de salariés adhérant à un syndicat. La connaissance du taux de syndicalisation en France repose essentiellement sur la déclaration des syndicats, sinon sur “l’extrapolation d’enquêtes” précise Pascal Caillaud, chargé de recherche en droit social au CNRS, qui estime par ailleurs que “la seule source objective serait la déclaration fiscale de déduction des cotisations” – et ce, à condition que tous les adhérents déclarent leurs cotisations.
Par ailleurs, le taux d’adhésion ne rend compte ni de la puissance des syndicats, ni de leur représentativité. La représentativité démocratique des syndicats repose en réalité sur les élections professionnelles dans les entreprises.
90 % DES SALARIÉS SONT COUVERTS PAR DES ACCORDS COLLECTIFS NÉGOCIÉS PAR LES SYNDICATS REPRÉSENTATIFS
Le sociologue Karel Yon, spécialiste des mouvements sociaux et du syndicalisme, revient sur le raisonnement selon lequel le faible taux de syndicalisation en France, comparé à celui des pays scandinaves (entre 52 et 67 %) et de la Belgique (50 %), serait la preuve de l’effondrement du syndicalisme. Il explique que dans ces pays, “il faut être syndiqué pour avoir accès à des protections sociales. La syndicalisation est donc plus forte, car elle est utile”. À l’inverse, les syndicats français ne représentent pas seulement leurs adhérents, mais bien le monde du travail dans son ensemble. Pour preuve, il existe même des fédérations syndicales de retraités dans les grandes fédérations : Union confédérale des retraités-CFDT, Union nationale des associations de retraités-CFTC, Union confédérale des retraités-CGT, UNSA-retraités, Fédération générale des retraités-fonction publique… Dans le cas français, la syndicalisation est donc davantage un geste militant et de conviction, voire parfois un geste de remerciement – lorsqu’un salarié bénéficie d’une aide juridique grâce à un syndicat, il peut alors se syndiquer en guise de remerciement.
En outre, contrairement au pourcentage d’adhésions, celui des salariés couverts par des conventions collectives reste très important : “En France, nous avons d’un côté 10% de syndiqués et de l’autre près de 90 % de salariés couverts par des accords collectifs négociés par les syndicats.”
“L’extension” d’un accord de branche est décidée par le ministère du Travail : elle consiste pour le ministre du travail à imposer par arrêté à toute une branche de l’économie, les termes d’un accord signé entre syndicats salariés et patronaux. Par conséquent, si Karel Yon concède que ce pouvoir syndical existe “grâce au soutien de l’État” – “ce qui n’est pas le cas du pouvoir qui se manifeste dans les capacités de mobilisation des syndicats” –, il souligne toutefois que l’extension d’un accord n’est rendue possible que par l’existence même de ce dernier, négocié au préalable par les syndicats représentatifs : “S’il n’y a pas d’accord avec les syndicats représentatifs, il ne peut pas y avoir d’extension.”
AVEC LES DIFFÉRENTES LOIS VISANT À “RATIONNALISER” LE DIALOGUE SOCIAL, “LA REPRÉSENTATIVITÉ, TELLE QU’ON L’A CONÇUE, N’A PAS EU LES EFFETS ESCOMPTÉS”
Selon le politologue Denis Maillard, fin connaisseur des évolutions du monde du travail et du milieu syndical, la décennie 2008-2018 a vu se succéder différentes réformes qui, quel que soit le gouvernement, visaient toutes à “rationaliser” le dialogue social pour légitimer ses acteurs et mieux les installer au niveau de l’entreprise, mais avec des conséquences qui n’ont pas été tout à fait celles qui étaient attendues : “la représentativité, telle qu’on l’a conçue, n’a pas eu les effets escomptés”.
C’est le cas de la réforme de 2008 sur la représentativité – l’une des plus importantes –, soutenue très largement à l’époque par les grandes organisations syndicales, à l’exception de FO, de la CFE-CGC et la CFTC. Le texte est élaboré dans un contexte où plusieurs acteurs déplorent l’affaiblissement de la représentativité syndicale : d’abord, le rapport Hadas-Lebel en 2006 ; puis, la “Position commune” signée en 2008 par la CGT, la CFDT et des organisations patronales. L’objectif est alors de redonner du poids à la négociation, mais surtout de faire des élections professionnelles le critère de la représentativité démocratique des syndicats. “L’idée, précise Denis Maillard, était de renforcer, d’approfondir la démocratie sociale en la copiant sur la démocratie politique. Un bon argument était de dire : il y a une possibilité pour les syndicats de s’installer dans des lieux de pouvoir et de négocier, même s’ils ne sont pas représentatifs”. Or, la démocratie sociale obéit à des règles qui ne sont pas les mêmes que celles de la démocratie politique : “Dans la démocratie sociale, ce qui a été décidé à un moment peut être changé, alors que ce n’est pas le cas dans la démocratie politique. Un accord, ce n’est pas une majorité qui l’emporte sur une minorité, c’est le fruit d’un consensus, du meilleur compromis possible.” Sans compter que… “on n’élit pas le patron” !
LES “ORDONNANCES MACRON” : MOINS D’INSTANCES, MOINS D’ÉLUS ET SURTOUT MOINS DE PROXIMITÉ
Les ordonnances travail du 22 septembre 2017 ont, elles aussi, cherché à répondre à l’objectif de simplification et de rationalisation du dialogue social. Elles ont notamment instauré une instance unique, le comité social et économique (CSE), produit de la fusion des trois instances représentatives du personnel (IRP) pour les entreprises de plus de 10 salariés : le délégué du personnel, le comité d’entreprise (CE) et le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Avec ces ordonnances, il y a donc moins d’instances, moins de représentants (avec une baisse de près d’un tiers) et, surtout, déplorent les détracteurs, moins de proximité avec les salariés.
Il est indéniable que la fusion des IRP, la réduction du nombre de représentants élus et la séparation entre lieux de la décision et lieux du dialogue ont eu pour conséquence d’éloigner les acteurs syndicaux des salariés. Pour Karel Yon, la restructuration des grandes entreprises “s’est traduite par la disparition des délégués du personnel, c’est-à-dire ceux qui étaient les plus proches des salariés”. Aujourd’hui, les IRP seraient “coupées du terrain”, car débordées par les sujets de lutte et davantage invitées à réfléchir aux grands enjeux de restructuration de l’entreprise, plutôt qu’aux problématiques individuelles des salariés.
UN CADRE PROPICE À LA FORMATION DE COLLECTIFS ?
Ces dernières années, de nouveaux acteurs de la mobilisation du monde du travail se sont multipliés, en marge, en parallèle, ou en concurrence, voire en contestation des syndicats traditionnels. C’est le cas, par exemple, avec le collectif des contrôleurs de la SNCF, “national ASCT”, “Médecin pour demain” en 2022, ou encore avec le “Mouvement des Policiers en Colère” en 2016.
Pour Denis Maillard, l’évolution du cadre législatif n’est pas la seule cause de l’émergence de ces nouveaux collectifs : “Comme le syndicalisme n’est plus la seule option et surtout n’est plus forcément une option reconnue par la majorité, les collectifs vont s’adresser directement à leur hiérarchie, parce que l’action du collectif a une répercussion immédiate.”
Pour l’instant, la formation de ces collectifs reste rare. Leurs revendications portent surtout sur des propositions très catégorielles, là où les syndicats ont une vision plus transversale. Mais, paradoxe souligné par Karel Yon, ce n’est que dans les entreprises à forte structure syndicale qu’un collectif tel que celui des contrôleurs de la SNCF peut se constituer. D’autres facteurs jouent aussi, comme le développement des réseaux sociaux qui permettent une coordination plus directe, souple et fluide entre les salariés eux-mêmes. Alors qu’auparavant le syndicat était le “passage obligé”, de nombreuses pages professionnelles ont été ouvertes sur Facebook – souvent par des syndicalistes d’ailleurs – pour échanger entre salariés confrontés aux mêmes difficultés. À cet égard, on retrouve peu ou prou le même processus initial de sociabilisation et de mobilisation “par le bas” qu’avec les Gilets jaunes en 2018.
LOI DU 21 AOÛT 2007 SUR LE “ LE DIALOGUE SOCIAL ET LA CONTINUITÉ DU SERVICE PUBLIC DANS LES TRANSPORTS TERRESTRES RÉGULIERS DE VOYAGEURS” : “RENDRE LA GRÈVE MOINS VISIBLE, C’EST CE QUE PERMET CETTE LOI !”
Les lois du 21 août 2007 sur le dialogue social et la continuité du service public dans les transports terrestres réguliers de voyageurs et du 20 août 2008 créant un droit d’accueil pour les élèves des écoles maternelles et élémentaires pendant le temps scolaire visaient à concilier les principes constitutionnels du droit de grève et de la continuité du service public. Les textes n’imposent pas de service minimum à proprement parler, mais ils contraignent les salariés qui entendent faire grève à se déclarer individuellement 48 heures au préalable. Dans le secteur des transports, ces dispositions, qui permettent à la SNCF et à la RATP d’organiser leurs effectifs pour assurer un service réduit et d’informer les usagers, sont, pour Karel Yon, “un moyen de dissuasion pour les salariés qui se rendent plus visibles et s’exposent plus”.
Empêcher une grève spontanée diminue son pouvoir de nuisance et, par là même, son impact : “Rendre la grève moins visible, c’est ce que permet cette loi” insiste le sociologue. Une conséquence voulue et assumée à l’époque par Nicolas Sarkozy qui, en 2008, avait même ironisé : “Désormais, quand il y a une grève en France, personne ne s’en aperçoit”. Si cette affirmation est plus que contestable, il n’en demeure pas moins que l’impact des grèves s’est effondré depuis la fin des années 1970.
161 JOURNÉES NON TRAVAILLÉES POUR FAIT DE GRÈVE EN 2019 CONTRE 4000 DANS LES ANNÉES 1970
Le nombre de journées individuelles non travaillées (JINT) pour fait de grève est révélateur de cet affaiblissement. Les JINT, dans l’ensemble des établissements d’une entreprise, correspondent à l’ensemble du temps de travail non effectué par les salariés impliqués dans les grèves, exprimé en jours et rapporté à 1 000 salariés. Selon les chiffres de la DARES, elles montent jusqu’à 4 000 dans les années 1970 et jusqu’à 2 250 dans les années 1980. Pour l’année 1995, marquée par les mobilisations contre la réforme des retraites d’Alain Juppé, les JINT sont au nombre de 783. Si l’on observe encore une baisse du nombre de JINT dans la seconde moitié des années 90, les années 2000 connaissent un nouveau pic de mobilisation. Comme lors du mouvement interprofessionnel de 1995, celui de mai 2003 contre la réforme des retraites de François Fillon mobilise une grande partie des agents du secteur public. On observe par ailleurs une implication plus forte des salariés du privé dans les mouvements interprofessionnels de la seconde partie des années 2000. En dépit des différents épisodes de grèves et de mobilisations dans les années 2000, le nombre de JINT reste très faible en comparaison à celui des années 70 et 80. Il s’effondre encore en 2017, avec seulement 71 JINT, et remonte légèrement à 161 en 2019.
Karel Yon explique en partie cet effondrement par les transformations structurelles importantes de l’économie, un chômage de masse, la désindustrialisation, la montée en puissance des services, et la fragilisation des syndicats qui ont perdu leurs bastions ouvriers traditionnels.
UNE “DÉPOLITISATION DU SYNDICALISME” QUI SE TRADUIT PAR DES “ SOLUTIONS DE PLUS EN PLUS INDIVIDUELLES”
Dans les entreprises, les syndicats continuent de jouer un rôle important dans les conflits sociaux. “Ils jouent un rôle amiable”, précise un haut fonctionnaire du ministère du Travail que nous avons interrogé, dès lors que beaucoup de salariés continuent à se tourner vers les syndicats lorsqu’ils rencontrent un problème dans leur vie professionnelle.
Si les syndicats continuent à jouer un rôle important auprès des salariés lors de conflits avec l’employeur, Karel Yon observe “une situation de recul, de dépolitisation du syndicalisme” qui se traduit par des “solutions qui vont être individuelles”. Denis Maillard note lui aussi une transformation du rapport au collectif et, in fine, du rapport aux structures syndicales “considérées comme vieillies”.
TÉLÉTRAVAIL : “UN RISQUE DE DÉLITEMENT DES COLLECTIFS DE TRAVAIL”
Pour les deux spécialistes, il y a, avec le télétravail, un risque de délitement des collectifs de travail. Il est toutefois encore difficile d’évaluer précisément les conséquences du télétravail sur le syndicalisme, la vraie question étant de savoir s’il représente ou non un progrès social. Selon Maillard, il y a depuis les années 70 un processus d’individualisation du rapport au travail : “c’est la grande réponse du patronat à la crise de 68. Dans les années 1970, il y a une remise en cause du modèle et la réponse va être l’individualisation, la subjectification du travail.” Une tendance qui serait renforcée par la tertiarisation de l’économie, mais aussi par le développement des outils numériques “qui permettent d’avoir une personnalisation du travail.” L’essayiste parle d’un discours “paradoxal” et “facile” de la part des employeurs et des RH qui “sont dans la transformation permanente, la subjectivation et la personnalisation du travail et qui s’aperçoivent ensuite que le collectif n’est plus là. Et après, ils font reposer ce résultat sur les syndicats…”
“LE TÉLÉTRAVAIL COMPLIQUE LA CAPACITÉ À MOBILISER (…) ON N’A PAS LES MÊMES DISCOURS D’USAGERS EXCÉDÉS”
Avec le télétravail, l’efficacité des grèves est moins forte, surtout pour les cadres, comme on le reconnaît au ministère du Travail. Depuis la crise sanitaire, le recours au télétravail pour un jour par semaine a été multiplié par 7 : on passe de 4 % en 2019 à 27 % en 2021 selon la DARES. Cette pratique en plein développement est surtout adoptée dans les grandes villes où l’impact des grèves se fait davantage sentir. Pour Karel Yon, le télétravail pose deux difficultés : d’une part, il complique la capacité des syndicats à mobiliser, en raison du délitement des collectifs de travail ; d’autre part, il diminue l’impact des grèves – surtout pour les cadres –, puisque “on n’a pas les mêmes discours d’usagers excédés.”
Paradoxalement, hypothèse avancée par Denis Maillard et qui reste à vérifier, le télétravail contribue peut-être à faciliter la participation aux manifestations initiées par les syndicats, comme les 19 et 31 janvier derniers : sans faire grève, le salarié en télétravail s’autoriserait ainsi à prendre une, deux ou trois heures dans sa journée pour aller manifester non loin de chez lui, avant de revenir travailler derrière son ordinateur, et ce, sans que son employeur le sache. Paradoxalement, le télétravail viendrait grossir les cortèges !
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