Zuckerberg vs European Union : que peut faire l’UE après les déclarations chocs du patron de Meta ?

Mark Zuckerberg, PDG de Meta, lors de l'audition de la commission judiciaire du Sénat états-unien "Big Tech et la crise de l'exploitation sexuelle des enfants en ligne", à Washington, le 31 janvier 2024. (Photo : Brendan Smialowski / AFP)
Création : 20 janvier 2025
Dernière modification : 21 janvier 2025

Auteur : Philippe Mouron, professeur de droit privé, directeur du Master Droit des communications électroniques, Aix-Marseille université

Relecteurs : Jean-Paul Markus, professeur de droit public, université Paris-Saclay

Etienne Merle, journaliste

Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun

Secrétariat de rédaction : Maylis Ygrand, journaliste

L’arrivée de Donald Trump à la tête des États-Unis entraîne un revirement brutal de la politique de modération des grandes plateformes. Ce changement, conforme au droit états-unien, se heurte aux exigences de l’Union européenne en matière de sécurité et de lutte contre la désinformation. Une confrontation juridique et géopolitique se profile entre ces deux approches.

« Il est de notre responsabilité de défendre les entreprises américaines face aux régulateurs européens. Après tout, nous assurons la défense de l’Europe, donc nous ne nous soucions pas vraiment de ce qu’ils ont à dire. » C’est en ces termes cinglants que Marjorie Taylor Greene, habituée des phrases chocs, a exprimé son soutien à Mark Zuckerberg.

Les propos de la représentante du 14ᵉ district de Géorgie reflètent bien la dimension géopolitique des récentes déclarations faites par ce dernier, quant aux nouvelles conditions de modération des plateformes du groupe Meta et la fin de ses accords de fact-checking aux États-Unis, rejoignant ainsi la vision portée par Elon Musk s’agissant de X.

Si cette évolution n’a rien de surprenant aux États-Unis, elle interroge quant à sa portée au sein de l’Union européenne. En effet, des textes, tels que le règlement sur les services numériques, entendent imposer aux très grandes plateformes des obligations spécifiques en termes de modération des contenus. Aussi, c’est bien à un niveau plus global que la question doit être considérée, alors que Donald Trump est investi président ce lundi 20 janvier.

Un « libre marché des idées » défendu par le droit états-unien

Dans sa vidéo publiée sur Instagram, Mark Zuckerberg affirme qu’ « il est temps de revenir à nos racines autour de la liberté d’expression ».

Si cette décision met un terme à des années d’investissements dans la modération et la vérification des contenus, elle reste parfaitement fondée du point de vue du droit états-unien, que ce soit au regard du premier amendement de la Constitution, qui interdit au Congrès d’adopter des lois limitant la liberté d’expression, ou du Communications Decency Act, qui limite la responsabilité des hébergeurs au regard des contenus qu’ils stockent ou qu’ils modèrent.

En effet, de façon sous-jacente, la conception états-unienne de la liberté d’expression est fondée sur le « libre marché des idées ». Cela suppose que soit garanti le plus large débat d’idées et d’opinions, la recherche de la vérité ne pouvant reposer que sur la compétition entre le plus grand nombre de courants d’expression.

La Cour suprême des États-Unis s’est fait l’écho de cette conception dans plusieurs de ses décisions, telles que Abrams vs United States du 10 novembre 1919 et Brandenburg vs Ohio du 9 juin 1969. Plus récemment, dans son arrêt Packingham vs North Carolina du 19 juin 2017, elle a affirmé que les réseaux sociaux constituaient des espaces privilégiés d’exercice de la liberté d’expression, à l’image de places publiques où chacun peut s’exprimer, échanger, communiquer sur tout type de sujets.

Mais cette liberté n’est pas propre aux utilisateurs. Elle vaut également pour les entreprises privées qui ouvrent de tels espaces d’expression, qui sont libres de modérer à leur guise les contenus postés par leurs clients. De ce point de vue, les conditions d’utilisation peuvent constituer un facteur de concurrence. En effet, le libre marché des idées implique pour les utilisateurs la possibilité de choisir entre divers prestataires qui se différencient par leur politique de modération.

C’est d’ailleurs l’enseignement tiré de l’affaire ayant opposé, il y a quelques années, la plateforme YouTube à un mouvement de réinformation mécontent du manque de visibilité de ses vidéos. La cour d’appel états-unienne considérait que l’entreprise qui prête ou loue ses espaces à des fins de communication dispose de la liberté de définir une ligne éditoriale spécifique ou des règles de modération lui permettant d’exclure ou de classer les contenus.

Si elle intervient à un moment opportun, au point que l’on ait pu parler d’un retournement de veste éclair, la décision de Mark Zuckerberg trouve donc une parfaite légitimité en droit états-unien.

Une liberté d’expression mise en balance par l’UE avec d’autres droits

La logique du droit de l’Union européenne est, par contre, tout autre. S’il garantit également la liberté d’expression dans les services de communication en ligne, il entend en corriger davantage l’exercice lorsque celle-ci est susceptible d’impacter d’autres droits fondamentaux ou intérêts protégés.

C’est ainsi que le règlement sur les services numériques du 19 octobre 2022 (DSA) met à la charge des plateformes et des très grandes plateformes en ligne un certain nombre d’obligations en termes de modération des contenus haineux, de détection et d’atténuation des risques systémiques ou encore de lutte contre la désinformation.

Or, ce sont là autant de dispositifs qui risquent d’être impactés par les changements précités dans les politiques de modération, en particulier celles de Meta ou de X.

Ainsi, au-delà des sanctions pécuniaires qui pourraient leur être infligées, est-ce que l’accès à ces plateformes pourrait à terme être bloqué au sein de l’Union européenne ? Une telle décision a déjà pu être adoptée pour des motifs similaires le 30 août dernier au Brésil, avant d’être suspendue le 8 octobre. Il est vrai que le DSA n’a nullement exclu la possibilité d’ordonner un tel blocage. Cependant, tant les conditions à réunir pour décider un blocage que la portée de cette décision rendent cette option assez illusoire, à tout le moins compliquée à mettre en œuvre.

L’article 82 prévoit bien la possibilité d’ordonner des restrictions d’accès aux très grandes plateformes, lesquelles relèvent des pouvoirs de la Commission européenne, mais seulement à condition d’avoir épuisé tous les pouvoirs permettant de parvenir à la cessation d’une infraction et « que l’infraction persiste et entraîne un préjudice grave ne pouvant pas être évité via l’exercice d’autres pouvoirs prévus par le droit de l’Union ou le droit national ».

Autrement dit, seuls les cas les plus graves seraient concernés, ce qui suppose une identification préalable par le biais d’une décision de la Commission constatant un manquement, éventuellement assortie d’une amende, elle-même précédée de mesures d’enquête et d’information.

Les premières enquêtes ayant été ouvertes à l’égard de services, tels que X, en décembre 2023 (et TikTok en décembre 2024) n’ayant pas encore abouti, nul doute que celles-ci pourraient prendre plusieurs années.

De plus, la décision finale de suspension d’un tel service devra être exécutée, non par la Commission, mais par une autorité de l’État dans lequel le service litigieux est établi, comme le prévoit l’article 51 du DSA.

La restriction d’accès, qui serait logiquement ordonnée par voie judiciaire, ne pourrait être supérieure à quatre semaines, une prolongation n’étant possible qu’en fonction d’une appréciation au cas par cas de la situation du service et des conséquences de la restriction pour l’accès des utilisateurs aux informations légales.

Autrement, ne resterait qu’une décision du Conseil de l’Union européenne ordonnant la suspension des services sur le territoire de l’Union, à l’image de ce qui s’est fait pour la chaîne de télévision Russia Today, accusée de participer à la campagne de manipulation de l’information et de déstabilisation des États membres orchestrée par la Fédération de Russie dans le contexte de la guerre en Ukraine. Outre le fait qu’elle est intervenue dans un contexte d’une particulière gravité, cette mesure n’a eu qu’une efficacité toute relative.

Il paraît donc bien prématuré d’imaginer que soit adoptée rapidement une décision similaire à l’égard de très grandes plateformes, y compris en présence de manquements structurels.

 

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