Yannick Jadot : Total se rend « complice de crimes de guerre »
Dernière modification : 30 septembre 2022
Autrice : Chiara Parisi, doctorante en droit public à l’Université Côte d’Azur, membre du LADIE
Relecteur : Jean-Paul Markus, professeur de droit public, Université Paris-Saclay
Secrétariat de rédaction : Héreng Loïc et Yeni Daimallah
Source : Charente Libre, le 11 mars 2022
La complicité d’un crime ne se présume pas. À côté de l’existence d’un crime commis par l’armée russe (condition qui semble remplie), une aide matérielle au crime par le complice supposé, ainsi que l’intention de ce dernier d’en faciliter la réalisation sont nécessaires. C’est nettement douteux dans le cas présent.
À plusieurs reprises, le candidat à la présidentielle Yannick Jadot a demandé le retrait de TotalEnergies des activités économiques qu’il mène en Russie, à l’image d’autres grandes entreprises françaises et européennes, qui de la sorte ont marqué leur désapprobation à l’égard de la guerre conduite par ce pays contre l’Ukraine. Selon Yannick Jadot, le refus de TotalEnergies permettrait d’établir que l’entreprise s’est rendue complice de crimes de guerre.
« C’est une honte, c’est une honte pour notre pays qu’un grand groupe national soit complice de crimes de guerre. Donc je demande au Président de la République d’imposer le retrait de la Russie à Total » a-t-il déclaré à MIFEXPO, le salon du Made In France organisé à Bordeaux vendredi 11 mars. Cette affirmation a été réitérée lors de son passage télévisé sur France 2 mercredi 16 mars : « Total participe à alimenter les recettes de Poutine et à financer la guerre. Total a été massivement soutenu par Emmanuel Macron à l’époque. Total est complice de crimes de guerre ».
En France, une entreprise peut être poursuivie pour complicité de crimes de guerre à certaines conditions
En droit international, les crimes de guerre correspondent à des infractions graves aux Conventions de Genève de 1949 et à d’autres violations des lois et coutumes de guerre applicables aux conflits armés. Ils sont définis par le Statut de la Cour pénale internationale. Cela peut correspondre au fait d’attaquer ou bombarder délibérément des civils ou des biens civils (écoles, habitations…), mais aussi au fait d’employer des armes prohibées, comme les armes à sous-munitions. Ajoutons que seuls les individus peuvent engager leur responsabilité pénale pour crime de guerre, devant la Cour pénale internationale. Ainsi, la responsabilité du PDG d’une entreprise pourrait être a priori mise en cause, mais pas directement celle de l’entreprise, qui est une personne morale.
Au contraire, en droit français, les personnes morales – en l’occurrence TotalEnergies – peuvent être poursuivies devant les tribunaux français, en raison de la commission ou de la complicité de crimes de guerre. Une illustration peut être fournie en France par l’affaire Lafarge sur laquelle pèsent des accusations de complicité de crimes contre l’humanité compte tenu de ses activités en Syrie en 2014.
Mais pour qu’une complicité de crime de guerre soit établie (c’est-à-dire reconnue par un juge), il faut à la fois un élément dit « matériel », autrement dit l’acte reproché (par exemple un bombardement de civils), et un élément dit « moral », autrement dit la connaissance de l’acte reproché. Cela n’a rien d’évident ici.
La complicité au crime par la participation matérielle
Le 2 mars 2022, la Cour pénale internationale a ouvert une enquête sur la situation en Ukraine, estimant qu’il existe des éléments portant à estimer que des crimes de guerre ont pu être commis depuis le début du conflit en 2014. Par conséquent, si l’on part de ce présupposé de l’existence de crimes de guerre, il faut encore démontrer la complicité de TotalEnergies.
Or, la complicité de crime peut se matérialiser par la fourniture d’une aide ou assistance qui consiste non seulement à procurer à l’auteur du crime les moyens de commettre son acte, mais aussi à lui fournir « toute facilité ». Si l’on s’appuie sur d’autres exemples (Rwanda et ex-Yougoslavie), l’aide apportée doit avoir un effet substantiel sur le crime, même s’il n’en est un pas élément indispensable. Or, dans notre cas, le simple refus pour l’entreprise TotalEnergies de cesser ses activités économiques sur le territoire russe ne permet à elle seule d’établir l’existence d’une aide ou d’une complicité à l’égard de l’État russe, en lien avec le conflit armé en cours sur le territoire ukrainien. Il faudrait démontrer que TotalEnergies fournit une aide matérielle permettant directement à la Russie de poursuivre ses activités militaires en Ukraine (armement, moyens humains ou matériels par exemple), ou les finance directement. Le fait que TotalEnergies exerce une activité économique importante dans le pays, même si elle pourrait avoir pour résultat de financer indirectement la guerre par le paiement d’impôts à la Russie, ne saurait être interprété comme une aide matérielle directe au sens juridique.
La complicité par la connaissance du crime
Pour que la complicité de crime de guerre soit établie, il faut également que le présumé complice ait connaissance des crimes. S’il est évident que TotalEnergie a eu connaissance du conflit dans lequel la Russie s’est engagée et des possibles crimes de guerre, encore faut-il que l’entreprise ait connaissance du fait que son activité contribue directement à la commission de crimes de guerre. Cela implique aussi une intention spécifique de faciliter ce crime, qui ne paraît pas établie si l’on se base sur les condamnations publiques, par TotalEnergie, de l’agression militaire de la Russie et ses déclarations de solidarité envers le peuple ukrainien. Il faudrait donc prouver non seulement que les impôts payés par TotalEnergies à la Russie financent directement des crimes de guerre, mais que TotalEnergies en avait la connaissance et l’intention.
Dès lors, bien que le positionnement de TotalEnergies sur le plan moral et de l’éthique des affaires puisse poser question, sa décision de poursuivre des activités économiques en Russie ne saurait, en l’état et sans éléments supplémentaires, être qualifiée juridiquement de complicité de crime de guerre.
Contacté, Yannick Jadot n’a pas répondu à nos sollicitations.
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