Y-a t-il vraiment 90% d’étrangers parmi les détenus en France ?
Autrice : Lili Pillot, journaliste
Relecteur : Etienne Merle, journaliste
Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun
Secrétariat de rédaction : Gladys Costes, étudiante en licence de Science politique à Lille
Source : Compte Instagram, le 24 juin 2024
Selon un ancien membre du parti Reconquête!, 90 % des détenus en France seraient des personnes étrangères ou d’origines étrangères. Or, ce chiffre est invérifiable puisque la loi interdit les statistiques ethniques. Un autre chiffre établissant que le nombre de détenus étrangers aurait grimpé de 79 % en 20 ans est également avancé. Cette statistique est partiellement vraie, pas son interprétation.
C’est une petite musique qui revient régulièrement à l’extrême droite : quasiment tous les détenus dans les prisons françaises seraient des étrangers ou d’origine étrangère. Cette fois-ci, c’est un ancien membre de Reconquête! conseiller municipal dans une commune du sud-est de la France qui affirme le 26 juin sur son compte Instagram que “90 % des détenus sont des étrangers ou des français d’origine arabo-musulmane ou africaine”.
D’où sort-il ce chiffre ? Contacté par mail et sur les réseaux sociaux, l’élu n’a pas donné suite aux demandes des Surligneurs. Mais tout porte à croire qu’il est faux. D’abord parce que ce chiffre inclut les Français d’origine étrangère et qu’il est impossible de les comptabiliser, les statistiques ethniques étant interdites en France. Ensuite, parce que ce pourcentage se base sur une étude à relativiser.
Galaxie CNews
Mais intéressons-nous d’abord à l’information, partagée par l’élu municipal. Pour appuyer son propos, il utilise une capture d’écran d’une vidéo Tiktok intitulée “La nationalité algérienne est la première population carcérale en France”, elle-même relayant un passage CNews. En zoomant, on reconnait une publication X et le logo de la chaîne TV du groupe Bolloré.
Le 24 juin en effet, la matinale de CNews (à deux heures et huit minutes d’émission) diffuse une interview sur le sujet, reprenant la fameuse publication Twitter. Pour autant, il n’est pas question du fait que la nationalité algérienne soit la première en prison dans ce passage télévisé. Il est en revanche fait mention d’une forte augmentation du nombre d’étrangers détenus en France.
Sur le plateau, un certain Nicolas Pouvreau-Monti, cocréateur de l’Observatoire de l’immigration et de la démographie, répond aux questions du présentateur Romain Desarbres.
Il présente en direct les résultats de ses analyses, réalisées grâce aux statistiques publiées par le ministère de la Justice en 2022 et publiées sur X sous la forme d’un tableau. Nicolas Pouvreau-Monti ne fait à aucun moment donné mention du pourcentage de « 90 % des détenus sont des étrangers ou des français d’origine » étrangère.
Il affirme cependant que le nombre d’étrangers détenus dans les prisons françaises a augmenté de 79 % en 20 ans.
Vrais chiffres, vrais calculs, fausses interprétations
Pour obtenir ce pourcentage, il calcule l’évolution à partir des valeurs enregistrées en 2002 et 2022, issues de la première ligne du tableau n°20 des statistiques du ministère de l’Intérieur.
D’abord, il soustrait l’effectif de 2022 pour l’ensemble des nationalités étrangères (18 769), à l’effectif de 2002 pour la même catégorie (10 507), dont il obtient 8 262. Il divise ensuite ce résultat par l’effectif de 2002 (10 507). Il obtient environ 0,78 ce qui nous donne, arrondi à la décimale, un pourcentage de 79%.
Sur la base de cette méthode, nous avons vérifié tous les calculs mis en avant par l’Observatoire dans le tweet. Ils sont justes. Mais nous avons aussi remarqué une nette augmentation concernant les nationalités d’Asie et d’Océanie (de 103,6 %) que l’Observatoire n’a pas choisi de mentionner dans son tweet.
Sur ce point, Nicolas Pouvrearu-Monti se défend auprès des Surligneurs : “Si on a mis en avant ces nationalités en particulier, c’est pour des questions d’importance, de volumétrie dans l’ensemble de la population étrangère”.
Reste que ces calculs concernent le fameux tableau 20, titré dans le fichier du ministère de la Justice comme la “répartition des effectifs des personnes écrouées de nationalité étrangère”. Et non pas les personnes détenues.
Or, ce n’est pas tout à fait la même chose. Le terme écroué renvoie à la classification générale des “personnes placées en détention provisoire ou condamnées à une peine privative de liberté”, nous détaille par mail le ministère de la Justice. Parmi cette classification, on trouve les détenus (à l’intérieur d’un établissement pénitentiaire) et les non-détenus (détention à domicile sous surveillance électronique par exemple).
Conscient de cette distinction des termes et de situations juridiques différentes, l’Observatoire de l’Immigration et de la démographie a pourtant bien utilisé les données des personnes écrouées pour les qualifier de détenues. Nicolas Pouvreau-Monti le justifie ainsi : “C’est une volonté de vulgarisation, car on est sûr des situations juridiques quasiment superposées”.
Reste que pour communiquer les vrais chiffres de l’évolution du nombre de détenus étrangers, il aurait fallu utiliser le tableau précédent, le n°19, intitulé “effectifs des personnes détenues : structure selon la nationalité”. Seul problème, ses statistiques ne remontent pas au-delà de 2015, pour des raisons de “changement d’applicatif utilisé pour gérer la détention (l’applicatif Genesis a été déployé en 2016 en remplacement de l’applicatif Gide)” explique le ministère. Impossible donc d’avoir un regard sur le long terme.
Les étrangers, plus vulnérables face à la justice
Au-delà de cette imprécision, il est exact de dire que la population étrangère est surreprésentée dans la population carcérale française.
Comme le précise l’Observatoire International des Prisons (OIP), “au 1ᵉʳ janvier 2020, 23,2 % des personnes détenues étaient de nationalité étrangère. Un chiffre en nette disproportion avec la part des étrangers dans la population française, qui s’établit à 7,4 % en 2019 (estimation de l’INSEE cité par l’OIP)”.
En 2022, selon le tableau 19 du rapport sur les statistiques du ministère de la Justice, la part de personnes de nationalité étrangère dans les prisons françaises était de 25 %. La même année, l’INSEE recense que 7,8 % de la population n’a pas la nationalité française.
Le phénomène n’est pas nouveau. Dans les années 90, la part des étrangers dans la population carcérale oscillait entre 20 et 30 %. Elle atteint un pic de 31,1 % en 1993 (tableau 2 d’un rapport de la direction de l’administration pénitentiaire datée de 2008) avant de redescendre à 20,9 % en 2005.
Régulièrement agitée par la droite et l’extrême droite, en faisant un lien entre immigration et délinquance, cette surreprésentation est largement justifiée par des facteurs mécaniques et sociaux, selon la communauté scientifique. Notamment deux principaux : les personnes de nationalité étrangère sont plus souvent issues des classes sociales les plus pauvres et semblent plus discriminés à toutes les étapes de la procédure judiciaire.
“On ne peut pas en déduire que les magistrats discriminent volontairement ces publics. Ce sont les garanties de représentation qui vont le plus nettement jouer dans le choix de procédure” expliquait à l’OIP Virginie Gautron en 2015, maître de conférences en droit pénal à l’Université de Nantes.
Dans une enquête publiée en 2013, elle démontrait que les personnes nées à l’étranger avaient trois fois plus de chances d’être jugées en comparution immédiate que les personnes françaises. Et près de cinq fois plus d’être placées en détention provisoire.
Le schéma est similaire pour l’aménagement des peines. À infraction égale, les français obtiennent plus fréquemment une peine de substitution à l’emprisonnement. “Là encore, la carence de preuves d’insertion sociale, professionnelle ou familiale semble jouer en défaveur des étrangers, les juges prononçant plus facilement une peine alternative à la prison pour les personnes considérées comme “insérées””, constate l’OIP.
Cette situation de surreprésentation n’est pas propre à la France. En Belgique, 40 % des détenus sont des étrangers, ce qui “s’explique avant tout par une différence de traitement à leur égard à toutes les étapes du parcours judiciaire et pénal” écrivait la RTBF, qui a publié un article de décryptage sur le phénomène dans le pays. En Belgique, comme en France, le taux de détention préventive est plus élevé chez les étrangers.
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