Un Tribunal spécial pour l’Ukraine : une réponse à l’impunité de l’agression russe ?
Dernière modification : 3 juillet 2025
Autrice : Fanny Geiger, master Droit des libertés à l’Université de Caen
Relectrice : Maria Castillo, maîtresse de conférences en droit public à l’Université de Caen
Etienne Merle, journaliste
Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun
Secrétariat de rédaction : Fanny Velay, étudiante en journalisme à l’École W
Face à l’incapacité de la Cour pénale internationale à juger le crime d’agression en Ukraine, Kiev et le Conseil de l’Europe ont acté, le 25 juin 2025, la création d’un Tribunal spécial. Ce mécanisme inédit vise à combler les lacunes du droit international en garantissant la poursuite des responsables de l’invasion russe, malgré les blocages politiques et juridiques.
Alors que les hostilités se poursuivent sans relâche dans la guerre opposant l’Ukraine à la Russie, l’Ukraine et le Conseil de l’Europe ont officiellement acté, le 25 juin 2025, la création d’un Tribunal spécial chargé de juger le crime d’agression. Cette initiative constitue une avancée historique, puisqu’il s’agit de la première fois que le Conseil de l’Europe met en place un tel mécanisme judiciaire. Ce tribunal vise à pallier les lacunes de la Cour pénale internationale (CPI) dans un contexte où la justice internationale traditionnelle se heurte à des obstacles majeurs.
Pourquoi la CPI semble-t-elle impuissante ?
Instituée en 2002, la CPI vise à lutter contre l’impunité des auteurs des crimes internationaux les plus graves, en complétant les juridictions nationales défaillantes ou inactives. Dans le cas de l’Ukraine, la CPI est compétente pour enquêter et poursuivre les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité commis, depuis le 20 février 2014, date à laquelle l’Ukraine a reconnu sa compétence.
Cette déclaration a permis au Procureur de la CPI d’ouvrir officiellement une enquête le 2 mars 2022, peu après le déclenchement de l’invasion russe, en se fondant sur une « base raisonnable de croire » que de tels crimes avaient été commis. Deux mandats d’arrêt ont depuis été délivrés contre des hauts responsables russes : l’un, le 17 mars 2023, visant Vladimir Poutine, et l’autre, le 25 juin 2024, visant l’ancien ministre de la Défense et le chef d’état-major général russes. Cependant, en dépit de ces avancées, la Cour pénale internationale se heurte à deux obstacles majeurs qui entravent son efficacité.
D’une part, elle dépend entièrement de la coopération des États parties pour l’exécution de ses mandats d’arrêt, faute de disposer de sa propre force de contrainte. Or, certains États, y compris parmi ses membres, refusent d’interpeller et de remettre les personnes visées. Ainsi, lors d’une visite officielle de Vladimir Poutine, la Mongolie n’a pris aucune mesure pour procéder à son arrestation, illustrant les limites concrètes des pouvoirs de la CPI.
D’autre part, la Cour demeure incompétente pour juger le crime d’agression dans le cadre du conflit en Ukraine. Cette compétence, à la fois spécifique et récente, résulte de l’amendement de Kampala adopté en 2010 et entré en vigueur le 17 juillet 2018.
Pour qu’elle puisse l’exercer, les États concernés doivent avoir ratifié cet amendement. Ce n’est le cas ni de la Russie, ni de l’Ukraine. La CPI se trouve donc juridiquement dans l’incapacité de poursuivre les auteurs russes de ce crime, ce qui constitue une impasse majeure du droit international, nourrissant, sans doute, la frustration des victimes et de la communauté internationale.
Quel rôle a le Tribunal spécial pour l’Ukraine ?
Face à ces blocages, l’Ukraine et le Conseil de l’Europe ont donc initié la création d’un Tribunal spécial chargé de juger le crime d’agression commis sur son territoire. L’accord signé le 25 juin 2025 constitue une avancée majeure et inédite dans le paysage de la justice internationale.
Ce Tribunal spécial présente plusieurs caractéristiques innovantes qui lui permettent de contourner les obstacles rencontrés par la CPI.
D’abord, pour pallier le manque de coopération des États, le statut du Tribunal prévoit la possibilité de tenir des procès par contumace, c’est-à-dire en l’absence des accusés. Cette pratique est possible dans la mesure où elle est encadrée par des garanties procédurales strictes afin de respecter les droits de la défense.
Elle permet de ne pas laisser la politique internationale bloquer la justice et d’assurer que les crimes ne restent pas impunis simplement parce que les accusés refusent de se présenter ou que certains États refusent de les arrêter.
Ensuite, le Tribunal spécial et la CPI sont complémentaires. L’article 46 du statut du Tribunal prévoit qu’il peut reprendre des poursuites interrompues ou combler les lacunes de compétence de la CPI, notamment sur le crime d’agression. Cela signifie que le Tribunal pourra poursuivre les enquêtes et les poursuites sur ce crime, là où la CPI est juridiquement limitée. Cette articulation permet de renforcer le droit pénal international.
Par ailleurs, la création de ce Tribunal s’inscrit dans une dynamique régionale plus large. Le Conseil de l’Europe a déjà mis en place un Registre des dommages causés par la guerre en Ukraine qui a recueilli plus de 34 000 demandes d’indemnisation. Des initiatives sont également en cours pour créer une Commission d’indemnisation des victimes. Ces mécanismes facilitent la collecte de preuves, de témoignages et de données essentielles pour le travail judiciaire. Ils montrent une volonté de la région européenne de soutenir l’Ukraine non seulement sur le plan politique, mais aussi sur le plan judiciaire et humanitaire.
La création de ce tribunal revêt une portée symbolique inédite. Elle réaffirme le principe de responsabilité, empêche l’impunité et envoie un message fort aux victimes : le droit retrouve sa place dans un contexte où la politique domine. Reste désormais à voir si cette promesse se traduira pleinement dans les faits.