Non, la nouvelle Loi de programmation militaire ne permettra pas à l’État de réquisitionner tout ce qu’il veut

Création : 5 juillet 2023
Dernière modification : 12 juin 2024

Auteur : Jean-Paul Markus, professeur de droit public, Université Paris-Saclay

Liens d’intérêts : aucun

Fonctions politiques ou similaires : aucune

Relecteur : Vincent Couronne, docteur en droit européen, chercheur associé au centre de recherches VIP, Université Paris-Saclay

Liens d’intérêts : aucun

Fonctions politiques ou similaires : aucune

Secrétariat de rédaction : Emma Cacciamani

Source : Médias-presse.info, 3 juillet 2023

Belle désinformation juridique : affirmer que l’autorité peut, en vertu du Code de la défense, régir les affaires civiles qui relèvent du code général des collectivités territoriales (ordre public) et du Code de la sécurité intérieure (terrorisme) est faux. À chaque code son but et toute utilisation hors de ce but est illégale.

La nouvelle loi de programmation militaire offrirait-elle tout pouvoir à l’État ? C’est ce qu’affirment plusieurs internautes sur les réseaux sociaux, texte de loi à l’appui. « La loi de programmation militaire votée sans sourciller par nos chers députés en août 2023 qui dispose que toute personne et ses biens peuvent être réquisitionnés sur ordre du prince (décret) », écrit l’un d’entre eux.

Cette fausse information, apparue au moment du débat du projet de loi à l’été 2023, vient de réapparaître sur les réseaux. Les Surligneurs, ont donc décidé de mettre à jour l’article qu’ils avaient écrit à l’époque et que vous pouvez retrouver en intégralité ci-dessous. [Ajout le 12 juin 2024].

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Lundi 3 juillet 2023, le site medias-presse.info, un site classé à l’extrême droite et comme diffusant des théories du complot par Conspiracy Watch, a publié un article titrant qu’une “nouvelle Loi de programmation militaire permettant à l’État de réquisitionner tout ce qu’il veut” allait être adoptée.

Rappelons le contexte : le projet de loi de programmation militaire, débattue à l’Assemblée nationale à l’été 2023, réécrit toute la partie du Code de la défense relative aux réquisitions, que peut ordonner l’autorité en cas de “menace, actuelle ou prévisible, pesant sur les activités essentielles à la vie de la Nation, la protection de la population, l’intégrité du territoire, la permanence des institutions de la République ou de nature à justifier la mise en œuvre des engagements internationaux de l’État en matière de défense” (article 23 en projet, texte qui deviendrait l’article L. 2212-1 du Code de la défense s’il était voté).

Une telle “menace”, si elle était constatée, justifierait ainsi, par décret en Conseil des ministres, d’ordonner la “la réquisition de toute personne, physique ou morale, et de tous biens et services nécessaires pour y parer” (même article 23).

Établissant un lien aussi rapide que faux avec les réquisitions récentes de grévistes ordonnées sur la base du Code général des collectivités territoriales par les préfets, un commentateur non avisé (un économiste de formation avec 59 000 abonnés) ajoute sur Twitter : “La dérive autoritaire de Macron s’accélère : un texte de loi permettra au gouvernement «la réquisition de toute personne, physique ou morale, et de tous les biens», sous peine d’un an d’emprisonnement, en cas de «menace», même pas de guerre!”. 

 

Il fallait citer entièrement ce tweet pour mesurer le degré de méconnaissance des notions basiques du droit, ou simplement une volonté de désinformer. Cette affirmation est fausse pour au moins cinq raisons.

Le Code de la défense traite de défense… pas de police

Premièrement, le projet de loi de programmation militaire crée un article nouveau (L. 2212-1) dans le Code de la défense. Les réquisitions qui seraient ordonnées sur le fondement de cet article ne peuvent donc servir que la défense, et pas le rétablissement de l’ordre public civil tel que la continuité des services publics essentiels, comme c’était le cas des réquisitions opérées par les préfets durant les grèves contre la réforme des retraites, sur le fondement de l’article L.2215-1 du Code général des collectivités territoriales.

Ainsi, si l’exécutif s’avisait de se fonder sur le Code de la défense pour réquisitionner des raffineurs ou des éboueurs en grève contre une réforme, un référé-liberté devant le juge administratif y mettrait fin en 48 heures pour erreur de base légale, voire détournement de pouvoir.

La défense n’est plus seulement la réponse à une agression armée : la “menace” évolue

Deuxièmement, il est vrai que le nouvel article en projet mentionne une “menace” justifiant les réquisitions et pas une “guerre” ou une “agression armée”. D’où la frayeur feinte du commentateur  : “menace”, c’est large et flou ! Une grève est-elle une menace ? Les casseroles sont-elles des menaces ?

Or, isoler un mot dans un code et faire abstraction de tout le reste de ce code relève de la tromperie juridique : un code est un tout, et chaque mot ou phrase de ce code s’interprète à la lumière du reste.

La ”menace” en question est forcément de type militaire, à cela près que les guerres ne sont plus seulement militaires : elles passent par le cyberespace (paralysie des réseaux), l’espace (destruction de satellites), les mers (destructions de câbles sous-marins et gazoducs), etc. C’est pourquoi le code de la défense n’est plus centré sur les attaques militaires depuis bien longtemps, et envisage tous types de “menaces” toutes aussi dangereuses pour la sécurité de la Nation. 

Faire évoluer le Code de la défense

Troisièmement d’ailleurs, le Code de la défense est déjà – heureusement – modernisé. Dès les premiers articles, il met la focale justement sur les “menaces” : l’article L. 1111-1 explique le but de la défense, qui n’est plus la guerre au sens strictement militaire, mais “identifier l’ensemble des menaces et des risques susceptibles d’affecter la vie de la Nation, notamment en ce qui concerne la protection de la population, l’intégrité du territoire et la permanence des institutions de la République, et de déterminer les réponses que les pouvoirs publics doivent y apporter”.

Le même article ajoute : “La politique de défense a pour objet d’assurer l’intégrité du territoire et la protection de la population contre les agressions armées. Elle contribue à la lutte contre les autres menaces susceptibles de mettre en cause la sécurité nationale”. Si la Russie attaquait la France, elle ne commencerait probablement pas par une incursion armée, mais par des sabotages, des campagnes de désinformation massive, une destruction de satellites, etc. 

L’article L. 1111-2 du même Code permet ainsi aux autorités militaires de prendre des mesures en réponse, parmi lesquelles les réquisitions. Les réquisitions à des fins militaires existent sans doute depuis que les guerres existent. Elles ont été codifiées une première fois sous la Révolution (lois des 3 août et 10 juillet 1791).

Puis il y eut la loi du 3 juillet 1877 relative aux réquisitions militaires, qui permettait aux autorités militaires de réquisitionner chevaux et mulets notamment, pour l’effort de guerre. Face à une menace qui évolue et qui devient toujours plus diffuse, fallait-il en rester à une législation sur les réquisitions de mulets ? 

On ne réquisitionne plus les chevaux et mulets en cas de guerre…

C’est pourquoi, quatrièmement, la loi de programmation militaire adapte le chapitre sur les réquisitions – qui n’avait pas été modernisé et datait pour l’essentiel d’une ordonnance du 6 janvier 1959 – à ces nouvelles menaces, et reprend la terminologie de l’article L. 1111-1, afin de restaurer une cohérence du Code de la défense. Il était logique d’aligner les conditions permettant la réquisition militaire aux buts de la défense affichés dès le premier article du Code de la défense.

Ainsi, cinquièmement, si le gouvernement venait à utiliser ces textes pour briser une grève en dehors de toute menace sur la sécurité de la Nation, le juge administratif suspendrait aussitôt pour erreur de base légale, comme il l’a fait lorsque des préfets ont interdit des manifestations contre la réforme des retraites à base de casseroles sur le fondement d’une loi… antiterroriste. Les Surligneurs l’avaient déjà expliqué : l’autorité ne peut pas utiliser les pouvoirs dont la loi l’a dotée dans d’autres buts que ceux pour lesquels ces pouvoirs ont été créés. 

De la désinformation juridique

En conclusion, voici un magnifique exemple de ce à quoi ressemble la désinformation juridique, justifiant le legal-checking et l’existence des Surligneurs : prendre un mot dans un code (la ”menace” dans le Code de la défense) et le transposer aux autres codes, notamment ceux qui régissent l’ordre public. Heureusement, chaque code répond à un but et l’État de droit permet de ne pas mélanger les genres. 

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