World Economic Forum, CC 2.0

Rodolphe Saadé (propriétaire de BFM-TV et RMC) ne veut pas que les chaînes du groupe aient une “attitude agressive vis-à-vis de l’actionnaire”

Création : 16 juillet 2024
Dernière modification : 17 juillet 2024

Auteur : Philippe Mouron, maître de conférences HDR en droit privé à l’Université d’Aix-Marseille, directeur du master droit des médias électroniques

Relecteur : Jean-Paul Markus, professeur de droit public à l’Université Paris-Saclay

Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun

Secrétariat de rédaction : Guillaume Baticle

Source : L'Humanité, 3 juillet 2024

Si la loi française et le droit européens protègent les droits des actionnaires des entreprises de presse, ils protègent encore plus l’indépendance des rédactions. Toute “censure” d’une information sensible pour l’actionnaire apparaîtrait comme contraire aux textes, et serait en tout état de cause vite contournée.

Le rachat de Altice Média par le groupe CMA CGM dont Rodolphe Saadé est le propriétaire, est désormais acté. La célèbre entreprise de transports maritimes, déjà propriétaire de La Tribune et du groupe La Provence, enrichit ainsi sa flotte de médias en prenant le contrôle des chaînes de télévision nationales BFM-TV, RMC Story et RMC Découverte, ainsi que la radio RMC et nombre de médias locaux. 

Avant même que l’opération ne soit validée par l’Autorité de la concurrence et l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (ARCOM), Rodolphe Saadé avait fait savoir qu’il n’apprécierait guère « une attitude agressive vis-à-vis de l’actionnaire », par exemple si un hypothétique scandale affectant les autres activités du groupe devait être placé à la une par les rédactions. Ce qui n’est pas sans poser de problèmes.

Une position incompatible avec la loi de 2016

La loi du 14 novembre 2016 modifie celle du 29 juillet 1881 relative à la liberté de la presse et celle du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, dont l’ARCOM assure le respect s’agissant des services de médias audiovisuels. Elle comporte plusieurs dispositions visant à prévenir toute velléité d’intervention des actionnaires dans les rédactions, dans le prolongement des efforts engagés depuis une quarantaine d’années pour limiter les concentrations d’entreprises de médias et veiller à ce que celles-ci ne s’accompagnent pas d’atteintes au droit à l’information du public. 

La loi de 2016 conforte ainsi la liberté pour les journalistes de mener des investigations sur tout sujet d’intérêt général et d’en faire connaître les résultats conformément à leur déontologie professionnelle. Du temps de Robert Hersant à Serge Dassault, on sait comment ce droit a pu être mis à mal. C’est pourquoi tout journaliste a désormais « le droit de refuser toute pression, de refuser de divulguer ses sources et de refuser de signer un article, une émission, une partie d’émission ou une contribution dont la forme ou le contenu auraient été modifiés à son insu ou contre sa volonté. Il ne peut être contraint à accepter un acte contraire à sa conviction professionnelle formée dans le respect de la charte déontologique de son entreprise ou de sa société éditrice ». 

Toute rédaction est aussi censée disposer d’une charte fixant sa ligne éditoriale ainsi que ses principes déontologiques. S’agissant spécifiquement de l’audiovisuel, l’ARCOM veille à ce que « les intérêts économiques des actionnaires des éditeurs de services de communication audiovisuelle et de leurs annonceurs ne portent aucune atteinte » aux principes d’honnêteté, d’indépendance et de pluralisme de l’information et des programmes. Le respect de ces principes est pris en compte par l’autorité au titre de l’attribution des autorisations d’usages des fréquences hertziennes.

En somme, les journalistes sont libres de traiter de tout sujet d’intérêt général, y compris ceux qui intéressent les activités économiques de leur actionnaire principal, sans qu’il y ait “agressivité”.

Une position discutable au regard du droit européen

Le règlement européen du 11 avril 2024 sur la liberté des médias part du constat que « les actionnaires et les autres parties privées possédant une participation dans une société fournissant des services de médias pourraient agir d’une manière qui rompt l’équilibre nécessaire entre leurs propres libertés d’entreprise et d’expression, d’une part, et la liberté d’expression éditoriale et les droits à l’information des utilisateurs, d’autre part”. Or, ajoute le règlement, “Compte tenu du rôle sociétal des médias, cette ingérence indue pourrait avoir une incidence négative sur le processus de formation de l’opinion publique ». 

Pour autant, le règlement européen apporte une réponse plus nuancée que la loi de 2016 en tenant compte de la nécessité de concilier l’objectif d’encourager l’indépendance éditoriale avec « les droits et les intérêts légitimes des propriétaires de médias privés, tels que le droit de déterminer la ligne éditoriale du fournisseur de service de médias et la composition de leurs équipes éditoriales ». Cette recherche d’équilibre donne-t-elle raison à Rodolphe Saadé ? 

Il appartiendra à la seule Cour de justice de l’Union européenne d’interpréter ce règlement, mais on peut tout de même avancer que l’esprit général de ce texte est de créer des garde-fous, spécifiquement en faveur des médias de service public, jugés plus susceptibles de subir des ingérences étatiques. Ainsi, l’article 22 du règlement définit des « garde-fous protégeant l’indépendance éditoriale, y compris les mesures prises par les fournisseurs de services en vue de garantir l’indépendance des décisions éditoriales » ainsi que des « engagements que les parties participant à la concentration sur le marché des médias pourraient proposer pour préserver le pluralisme des médias et l’indépendance éditoriale ». 

La portée de ces garanties peut être étendue à d’autres formes de pressions qui pourraient être exercées sur les rédactions, y compris celles de services de médias privés. La résolution de la Commission européenne du 16 décembre 2022 comporte déjà des exemples de garde-fous dont la portée, définie de façon générale, vise notamment à prévenir les ingérences indues dans les décisions éditoriales individuelles de la part de propriétaires privés et d’actionnaires. 

En pratique, l’actionnaire risque gros à censurer sa rédaction

La loi française et le règlement européen ne sont pas catégoriques, au sens où la liberté du propriétaire d’un média d’en définir la ligne éditoriale n’est pas réduite à néant. Mais imaginons le propriétaire d’un groupe de presse (par exemple Rodolphe Saadé) interdire de traiter un sujet sensible pour son groupe industriel (par exemple CMA CGM) : cela pourrait très vite se retourner contre lui, sachant que les médias mènent des investigations les uns sur les autres, et que cette “censure” éclaterait vite au grand jour. D’autant qu’on voit mal comment une telle “censure” passerait inaperçue dans un contexte de concurrence entre médias indépendants les uns des autres. Ainsi, les journalistes de BFM-TV pourraient-ils passer sous silence un scandale au sein de CMA CGM, quand les autres chaînes d’information en feraient leurs “choux gras” ? 

Quelles sanctions ?

En l’état actuel du droit, les sanctions ne pourraient intervenir qu’au stade de l’attribution ou du renouvellement des autorisations d’usage des fréquences (ce qui exclut donc les médias audiovisuels utilisant d’autres ressources). L’ARCOM, dans sa décision relative au rachat de Altice Média, a appelé le nouveau propriétaire à renforcer les « mesures assurant une indépendance des rédactions, notamment vis-à-vis des intérêts des actionnaires ». Conformément à la loi du 14 novembre 2016, certains services sont déjà dotés de chartes déontologiques ne laissant guère de doute à ce niveau. Ainsi en est-il de la charte de BFM-TV, selon laquelle les journalistes de la chaîne n’acceptent de directives rédactionnelles « que des responsables de la chaîne et de la rédaction », les émissions d’information politique et générale étant par ailleurs exemptes « de toute pression extérieure ou intérêt politique, économique, culturel ou personnel ». La gouvernance de Rodolphe Saadé sera d’autant plus scrutée en la matière que les médias dont il est déjà propriétaire ont pu monter au créneau. Ainsi en est-il de La Provence, dont les journalistes ont dénoncé une mise à pied abusive, finalement annulée au mois de mars. Le journal s’est depuis doté d’une nouvelle charte éditoriale, comprenant notamment un « principe d’égalité de traitement des actionnaires et non actionnaires ». 

Pour revenir aux médias audiovisuels, on rappellera que l’autorisation d’usage des fréquences de BFM-TV arrivera à échéance en 2025, une demande de renouvellement ayant déjà été déposée. L’ARCOM a auditionné les nouveaux responsables de la chaîne mardi 16 juillet à 9 heures. Le respect de l’indépendance éditoriale a certainement été l’un des sujets les plus débattus à cette occasion.

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