Retour sur une déclaration d’Emmanuel Macron : “vous avez des devoirs avant d’avoir des droits” : l’œuf ou la poule juridique ?
Dernière modification : 22 juin 2022
Auteur : Maxence Christelle, maître de conférences en droit public, Université Picardie Jules-Vernes
Le 22 mai 2021, le Président de la République déclarait, après avoir été interpellé sur la question du sort réservé aux “sans-papiers” : “Vous avez des devoirs, avant d’avoir des droits. On n’arrive pas en disant “on doit être considéré, on a des droits”. Cette affirmation relève pour un certain nombre de personnes d’une évidence. Dans notre tradition politique, nous avons tendance à penser “droit” et “devoir” comme des contreparties respectives. Ainsi, nous aurions des droits parce que nous avons des devoirs, et réciproquement. Pour autant, les choses sont loin d’être aussi évidentes, et doivent être analysées un peu plus précisément. Ceci tient à ce que, sous son apparente simplicité, cette position recèle de sérieuses difficultés, dont une partie seulement pourra être évoquée ici.
En philosophie politique, et dans l’histoire de la pensée juridique, l’association du terme ”droit” à celui de ”devoir” est fréquente et ancienne. Pour ne prendre qu’un exemple célèbre, Jean-Jacques Rousseau n’écrivait-il pas déjà que “le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir” ? Or, première difficulté, le terme “devoir” prête à confusion car il renvoie à des registres distincts du droit.
Le devoir, tel qu’il est utilisé dans le langage ordinaire, se rattache à la philosophie morale. Il faudrait que certaines choses soient faites, ou au contraire interdites, pour des raisons et justifications qui peuvent varier suivant les époques et les auteurs. Dans cette perspective, ce qui fait la valeur morale d’un acte, d’un comportement, est sa conformité à certains devoirs préalablement identifiés. Un tel positionnement moral s’oppose, par exemple, à celui qui vise à apprécier la valeur d’une action au regard des conséquences que celle-ci produit (ce qu’on appelle le conséquentialisme). Empruntons un exemple à Kant : une personne se présente devant vous, et vous demande où se trouve une autre personne qu’elle entend assassiner ; or vous savez où celle-ci se trouve. Qu’allez-vous répondre à votre interlocuteur ? La vérité, ou bien allez-vous lui mentir ? Kant, dans cette situation, dit qu’il faut malgré tout dire la vérité, car la vérité est une valeur qui doit être respectée quelles que soient les circonstances. Respecter la vérité est ainsi un devoir moral. Une personne qui serait plutôt conséquentialiste aura tendance à privilégier le mensonge, puisque les conséquences produites par le fait de dire la vérité (ici la mort d’une personne) semblent beaucoup plus graves que le fait de ne pas respecter une certaine valeur.
Ne pas confondre devoir moral et devoir juridique
Des devoirs de nature morale, nous en connaissons tous : respecter ses parents, laisser les places assises aux personnes âgées dans les transports en communs, ne pas gaspiller la nourriture, etc. Pour autant, ces devoirs sont-ils juridiques ? C’est la seconde difficulté : la différence de registre commence à se manifester de façon plus claire entre devoir moral et devoir juridique.
En premier lieu, si le terme “devoir” est utilisé de façon très fréquente en droit, un autre mot lui fait concurrence : l’obligation. Pour le dire très rapidement, l’obligation est en quelque sorte la traduction juridique de ce qui peut être considéré comme un devoir. En quoi la différence est-elle importante ? Car c’est cette traduction qui rend juridiquement contraignant ce qui pouvait n’être qu’une nécessité morale, et qui permet ainsi de distinguer la morale et le droit, plus précisément l’obligation morale et l’obligation juridique. En l’état actuel du droit, il n’existe pas par exemple de texte juridique obligeant à ne pas utiliser les strapontins dans le métro en cas de foule, ou qui interdisent d’acheter de la nourriture pour immédiatement la jeter à la poubelle. Autrement formulé, pour qu’un devoir existe en droit, il faut qu’il soit expressément prévu par un texte juridique.
Il est vrai en second lieu que, dans l’histoire de la pensée juridique, les deux registres – moral et juridique – ont été souvent associés. Ainsi, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 ne reprend pas le terme “devoir” dans son titre, mais uniquement dans son préambule (“afin que cette Déclaration […] leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs”). Ce n’est qu’au cours du XXe siècle qu’ils ont été strictement séparés. Toutefois, il faut faire attention : le fait que la morale et le droit soient distincts ne remet pas en cause le fait que la première influence le second ! C’est donc bien en raison d’un certain positionnement moral que nous avons choisi de poser dans le Code civil le principe juridique selon lequel une personne qui est à l’origine d’un dommage sur une autre personne doit le réparer, donnant naissance à l’idée de responsabilité juridique.
Il existe des droits sans devoirs
À cette confusion des significations attachées au terme “devoir” s’en ajoute une autre, lorsque l’on reprend la formule du Président de la République. Celui-ci semble exprimer une forme d’antériorité de l’un (les devoirs) sur l’autre (les droits). Comme si, chronologiquement, nous avions d’abord des devoirs avant d’avoir des droits. Or, une telle affirmation est très contestable pour la même raison que précédemment : la confusion des registres entre la morale et le droit.
Pourquoi cela ? Car, sur le plan juridique, cette affirmation est fausse. Le fait de posséder des droits n’est pas conditionnée de façon nécessaire au fait d’avoir des devoirs. Ainsi, un meurtrier, qui ne respecte donc pas le devoir (et l’obligation juridique) de ne pas ôter la vie, n’en perd pas pour autant ses droits à être jugé par un tribunal dans le cadre d’un procès équitable. Un nourrisson n’a aucun devoir, et pourtant il possède de nombreux droits, et cela vaut aussi, selon certaines approches, pour un animal domestique ou d’élevage. Cela n’est en réalité guère étonnant, car ce qui fonde ces droits, c’est notre appartenance commune à l’humanité globalement entendue. De ce fait, même si une personne manque à tous ses devoirs, elle conservera toujours un socle minimal de droits, simplement par le fait qu’elle reste avant tout un être humain. Pour des raisons morales et historiques, nous avons ainsi renoncé à pouvoir déchoir totalement un être humain de son humanité, comme cela pouvait exister dans l’Antiquité grecque.
Il existe aussi des droits-devoirs…
Enfin, un dernier point peut être mentionné, afin de souligner combien l’usage de ces termes “droit” et de ”devoir” peut être redoutable si l’on ne spécifie pas le cadre dans lequel ils sont mobilisés. Une même notion peut, en droit, désigner à la fois un devoir et un droit. C’est le cas de la dignité de la personne humaine. Elle est un droit, en ce qu’elle permet notamment à une personne de ne pas être soumise à des traitements inhumains et dégradants. Mais elle peut aussi être parfois un devoir, lorsqu’elle est par exemple utilisée par le juge pour interdire à une personne humaine un certain comportement, qualifié de contraire à cette même dignité. Tous les juristes connaissent bien cette opposition, pour l’avoir entraperçue à l’université, au moment de l’étude de la célèbre affaire dite du “lancer de nain” !
Pour résumer, le président de la République, en tant que membre de cette humanité, a bien le droit de s’exprimer de la façon dont il l’entend. Mais, pour reprendre sa formule, n’a-t-il pas également le devoir de le faire de la façon la plus claire et précise possible ?
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