Responsabilité ou immunité des maires ? La proposition inutile du Sénat pour les protéger dans le cadre de l’épidémie

Création : 8 mai 2020
Dernière modification : 20 juin 2022

Auteur : Alex Yousfi, étudiant en master droit privé général à l’Université de Lille, sous la direction d’Audrey Darsonville, professeure à l’université Paris Nanterre et de Jean-Paul Markus, professeur à l’université Paris Saclay

Le 5 mai, le Sénat a adopté le projet de loi prorogeant l’état d’urgence sanitaire, présenté par le Premier ministre pour faire face à l’épidémie du coronavirus SARS-CoV-2. Les sénateurs ont adopté un amendement, présenté par Philippe Bas, sénateur Les Républicains (LR), en vue de répondre aux inquiétudes des maires, en charge d’assurer la reprise des cours dans les écoles maternelles et élémentaires. Pour surmonter la timidité des réouvertures, et les risques de poursuites pénales de la part de parents d’élèves, l’amendement exclut la responsabilité pénale des décideurs publics et privés, pendant la durée du déconfinement, pour toutes les décisions permettant un retour à la vie économique et sociale. Le but sous couvert de circonstances exceptionnelles, est d’écarter, sous certaines réserves, l’application de la loi sur les « délits non-intentionnels », c’est-à-dire en l’occurrence la mise en danger d’autrui par « imprudence », « négligence » ou « manquement à une obligation de prudence ou de sécurité » (code pénal, art. 121-3). La grande crainte des élus locaux est en effet d’être poursuivis devant le juge pénal pour contamination, et d’être condamné à la prison.

Reste que cet amendement, est inutile compte tenu de l’état actuel du droit.

Ce qui est prévu par l’amendement sénatorial pour protéger les élus locaux

Le principe de responsabilité pénale des décideurs pour avoir exposé autrui à un risque de contamination, causé ou contribué à sa contamination, demeure. Mais, cette responsabilité serait maintenue par la nouvelle loi dans trois hypothèses : 1° La faute intentionnelle ; 2° La faute commise par imprudence ou négligence ; 3° La violation manifestement délibérée des mesures spécifiques prises sur le fondement de l’état d’urgence ou prévues par la loi ou le règlement. Les sénateurs ont ainsi voté, selon eux, une « solution équilibrée » qui exclut l’impunité par une limitation de responsabilité absolue.

… mais qui est inutile au regard de ce que prévoit déjà le code pénal

Une loi dite « Fauchon » du 10 juillet 2000 avait déjà modifié l’article 121-3 du code pénal afin de protéger les élus locaux. Depuis, l’article en question prend en compte les « personnes physiques qui n’ont pas causé directement le dommage, mais qui ont créé ou contribué à créer la situation qui a permis la réalisation du dommage ou qui n’ont pas pris les mesures permettant de l’éviter », autrement dit, par exemple, les maires, ou encore les employeurs, qui ne créent pas personnellement une mise en danger mais dont les ordres – ou l’absence d’ordres – peuvent avoir contribué à cette mise en danger.

Pour ces personnes donc, leur responsabilité pénale ne serait engagée qu’en cas de « faute qualifiée », à savoir : soit la violation manifestement délibérée, par le maire, d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, soit la commission, par le maire, d’une faute caractérisée, et qui exposait autrui à un risque d’une particulière gravité qu’il ne pouvait ignorer.

C’est justement cette seconde hypothèse qui inquiète les maires, et que l’amendement sénatorial propose de supprimer. En effet, en n’exigeant pas la violation d’un quelconque texte, et en retenant qu’un maire peut être condamné pour une faute particulièrement blâmable et inadmissible, les élus craignent que le juge pénal n’en fasse une appréciation trop large, en engageant leur responsabilité.

Des exemples tirés de la jurisprudence montrent qu’un maire serait déjà protégé par le droit actuel

Exemple 1 Un maire a été condamné pour l’homicide involontaire d’un enfant, noyé dans un lac municipal, en raison de la « turbidité excessive de l’eau qui a empêché que les secours puissent le retrouver à temps » (cour d’appel d’Agen, 14 février 2005). Dans cette affaire, les juges ont constaté que le maire, ayant été averti de l’état de l’eau la veille de l’accident, avait violé de façon manifestement délibérée l’obligation de transparence d’un mètre dans l’eau prévue par un décret fixant les normes d’hygiène et de sécurité applicables aux piscines et aux baignades aménagées. Autrement dit le maire savait, mais n’a pris aucune mesure, alors qu’un texte ayant valeur réglementaire l’exigeait.

Transposons maintenant au cas imaginaire d’un maire poursuivi par les parents d’un élève contaminé, pour manquement aux instructions formulées par le ministère de l’Éducation nationale. Le maire poursuivi pénalement ne pourrait pas être condamné car le protocole sanitaire relatif à la réouverture et le fonctionnement des écoles maternelles et élémentaires, diffusé par le ministère, n’a qu’une valeur indicative de recommandations, et non une valeur légale ou règlementaire. Or, le code pénal exige « la violation manifestement délibérée, par le maire, d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement ».

Exemple 2 Dans une autre affaire, un maire a été relaxé du chef d’homicide involontaire à la suite de la chute sur un enfant de la barre transversale d’une cage à buts mobile de gardien. Il avait été informé par les services préfectoraux de la dangerosité de ce type de cages à buts, mais il n’avait pas été informé par ses propres services municipaux de l’installation de ces cages en lieu et place des cages fixes. Donc n’ayant pas eu connaissance du risque, le maire n’a pas pu exposer autrui à un risque d’une particulière gravité qu’il ne pouvait ignorer.

Reprenons l’exemple de l’enfant contaminé à l’école : si un maire a observé les mesures minimales dans le cadre de la réouverture des écoles (réduction des effectifs, balisage au sol), mais qu’un événement risqué se produit sans qu’il soit informé, aucune faute ne pourrait être retenue contre lui. Par ailleurs, encore faudrait-il démontrer que la contamination de l’enfant ait eu lieu à l’école, ce qui est loin d’être aisé. Et comme le doute profite au prévenu…

Pour résumer, la responsabilité pénale des maires fait déjà l’objet d’un encadrement pénal précis, auquel l’amendement adopté par le Sénat n’apporte rien, sinon la perception infondée d’une immunité. Face à cette pratique politique faisant inutilement bavarder la loi, le professeur de droit Jean Carbonnier disait déjà, trente ans en arrière : « À peine apercevons-nous le mal que nous exigeons le remède ; et la loi est, en apparence, le remède instantané. Qu’un scandale éclate, qu’un accident survienne, qu’un inconvénient se découvre : la faute en est aux lacunes de la législation. Il n’y a qu’à faire une loi de plus. Et on la fait ».

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