Régulation des jets privés : que peut faire l’Union européenne ?
Auteur : Naël Leites, master de droit de l’Union européenne, Université de Lille
Relecteur : Vincent Couronne, docteur en droit européen, chercheur associé au centre de recherches VIP, Université Paris-Saclay
Secrétariat de rédaction : Emma Cacciamani et Loïc Héreng
L’Union européenne pourrait réguler les jets privés en réponse aux enjeux climatiques actuels.
Après un été marqué par les effets très visibles du changement climatique en France, la dénonciation sur les réseaux sociaux des voyages en jets privés a pris une ampleur inédite. Récemment, c’est le directeur à la SNCF des TGV et Intercités, Alain Krakovitch, qui est monté au créneau sur Twitter contre le PSG qui a fait son déplacement à Nantes en jet privé, pour aller disputer un match de la Ligue 1 alors qu’il suffit de deux heures en train pour rejoindre la cité des Ducs de Bretagne depuis Paris.
Selon un rapport de l’ONG Transport & Environment publié en mai, les vols privés ont une empreinte carbone par passager de 5 à 14 fois supérieure aux vols commerciaux et 50 fois supérieure au train. Ils représenteraient 0,2 % des émissions de gaz à effet de serre à l’échelle mondiale. À ce titre, Julien Bayou, secrétaire national d’Europe Ecologie-Les Verts (EELV) a estimé, dimanche 21 août, que le temps était venu de “bannir” les jets privés. Le coprésident du groupe EELV à l’Assemblée nationale espère déposer “à l’automne“, avec les députés de la Nouvelle union populaire écologique et sociale (NUPES), une proposition de loi en ce sens.
Plus mesuré, le ministre délégué chargé des transports, Clément Beaune, a proposé de “réguler” les vols en avion privé, ajoutant qu’il serait plus efficace d’agir sur cette question au niveau européen “pour avoir les mêmes règles et le plus d’impact”.
Verdir la politique européenne des transports aériens
Le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) range les transports dans la catégorie des compétences partagées entre l’Union et les États membres. Ainsi les États peuvent réglementer le transport aérien tant que l’Union n’a pas exercé sa compétence, c’est-à-dire, comme le disent les juristes, tant que l’Union n’a pas “préempté ce domaine”. Ainsi, dans une large mesure, la politique des transports se décide au niveau européen.
Prévue par le titre VI du TFUE, la politique commune des transports a mis en œuvre la libéralisation de l’ensemble des moyens de transport, dont le transport aérien. Cette libéralisation doit permettre, selon le traité, d’accroître la compétitivité des entreprises, d’améliorer la qualité du service fourni aux usagers et de réduire les prix.
Par ailleurs, la Commission européenne a initié en 2001 le projet de “Ciel unique européen”, afin d’harmoniser la gestion du trafic aérien à l’échelle du continent, initiative qui aurait pour conséquence de réduire de 10 % les émissions du secteur, mais qui n’a toujours pas abouti.
Par un règlement adopté en 2005 par le Parlement européen et le Conseil (le Conseil réunit les ministres des États membres), une liste noire des compagnies aériennes de l’Union européenne a été instituée. C’est ainsi que la Commission européenne peut interdire à certaines compagnies aériennes, de manière totale ou partielle, d’accéder à l’espace aérien européen, notamment pour des raisons de sécurité. L’Union européenne a également fermé son espace aérien aux compagnies russes en réaction à l’invasion de l’Ukraine.
La politique européenne du transport vise enfin à harmoniser les règles de sécurité, par exemple dans les domaines aérien, routier et maritime, la fiscalité (encadrement des taxes sur les carburants…), ou encore les conditions de travail (durée du travail à bord des navires ou des camions…) en Europe.
À partir des années 2010, la politique européenne des transports a connu un “verdissement”. Après la stratégie “Transports 2050” suivie au cours des années 2010, la Commission européenne a présenté en décembre 2020 un nouveau plan censé rendre la mobilité plus durable. En matière aérienne, il est prévu, d’ici à 2035, que des aéronefs zéro émission de grande capacité fonctionnant à l’hydrogène remplaceront les très polluants avions fonctionnant au kérosène.
De façon plus radicale, l’Union européenne pourrait s’inspirer de la loi française qui interdit un vol en avion commercial si une alternative en train est possible en moins de deux heures et demie, en l’appliquant également aux jets privés. Le PSG aurait ainsi été contraint de prendre le TGV plutôt que l’avion pour se rendre à Nantes pour un match de la Ligue 1.
Le projet d’intégrer les transports aériens dans le marché carbone
Réguler les jets privés relève bien de la politique des transports, mais pas seulement. Une éventuelle initiative de l’Union se trouverait aussi au cœur de la gouvernance environnementale européenne : le marché carbone. Système d’échanges de quotas d’émission de CO2 créé en vertu du principe pollueur-payeur, il a pour objectif de mesurer, contrôler et réduire les émissions de ses industries et de ses producteurs d’électricité. Le marché du carbone est l’un des plus importants leviers dont dispose l’Union européenne pour abaisser les émissions de gaz à effet de serre de son industrie, en pénalisant les industries les plus polluantes. Ce marché peut donc constituer un outil efficace dans le cadre du Pacte vert pour l’Europe, en vertu duquel l’Union s’est fixé l’objectif contraignant de parvenir à la neutralité climatique d’ici à 2050. En juillet 2021, la Commission européenne avait présenté pas moins de treize textes juridiquement contraignants (cinq directives et huit règlements), qui doivent encore être adoptés par le Parlement européen et le Conseil. Il s’agit, comme jalon intermédiaire avant la neutralité complète, de baisser de 55 % les émissions de gaz à effet de serre par rapport aux niveaux de 1990 d’ici à 2030.
À ce titre, le transport aérien joue un rôle de premier plan. C’est la raison pour laquelle la Commission a proposé de supprimer les “permis de polluer” accordés à titre quasi gratuit aux compagnies aériennes, une exception de moins en moins justifiable alors qu’on demande aux autres secteurs de faire des efforts.
Une exception est en effet prévue dans la législation européenne pour l’aviation d’affaires et les vols d’agrément, qui comprend bien les jets utilisés “à des fins personnelles ou récréatives sans rapport avec une utilisation commerciale ou professionnelle”. Ces derniers demeurent donc, pour l’instant, exclus du système d’échange européen de quotas d’émissions carbone. Mais le texte étant seulement à l’état de proposition, rien n’empêche le Conseil de l’Union et le Parlement (les co-législateurs) de s’accorder pour le modifier en supprimant cette exception. D’ailleurs, Clément Beaune, qui siège au Conseil en tant que ministre délégué chargé des Transports, se dit prêt à intégrer les vols en jets privés “dans le système de la taxe carbone, en train d’être mise en place dans le paquet climat européen”. Le porte-parole du gouvernement, Olivier Véran, a également déclaré que Clément Beaune avait déjà proposé aux ministres de l’Union européenne d’examiner “les moyens de compenser les émissions de CO2” des vols en jet privé.
Taxer le kérosène à l’échelle européenne ?
Ensuite, la régulation des jets peut relever du domaine fiscal lorsqu’il s’agit d’encadrer les taxes sur les carburants. Le kérosène, utilisé pour les avions, est l’un des rares carburants exemptés de taxes, n’étant pas soumis à la directive européenne instaurée il y a plus de 15 ans sur la taxation de l’énergie. Les ONG demandent donc la mise en place d’une taxation de cette énergie fossile polluante. Une telle mesure pourrait être incluse dans le cadre du “paquet climat” de l’Union européenne. Seulement, la taxation du kérosène des jets privés relève de la politique fiscale de l’Union, et suppose une procédure législative spéciale très contraignante puisqu’elle requiert l’unanimité des 27 États membres. C’est cette unanimité qui bloque notamment l’adoption d’un impôt européen sur les sociétés.
Une autre mesure pourrait consister à accroître la transparence des vols d’affaires, par le biais de la Responsabilité sociale des entreprises (RSE), domaine largement européen ces dernières années. Selon Béatrice Jarrige, cheffe de projet au sein du Shift Project, il s’agirait de “suivre les politiques des entreprises qui utilisent des jets privés, et ainsi demander des seuils de réduction”.
Interdire les jets privés ?
Olivier Véran, porte-parole du gouvernement, à exprimé les réticences du gouvernement s’agissant de l’interdiction des jets privés, en mettant en avant des raisons économiques : “ce sont des transports commerciaux, on envoie des équipes sur place, avec une réactivité qui est importante, c’est créateur d’emplois”. Mais quels pourraient être les obstacles juridiques ?
Si la France était la seule à interdire les jets privés dans son espace aérien, elle mettrait en cause la liberté de circulation, principe cardinal de l’Union européenne garanti par le TFUE. Mais ce même traité prévoit des exemptions pour assurer la protection de l’environnement. Si une action en justice était menée contre une telle réglementation, la Cour de justice de l’Union européenne devrait apprécier si la justification environnementale invoquée par la France est nécessaire pour protéger l’environnement et qu’elle est proportionnée. Le ministre des Transports semble s’intéresser particulièrement aux voyages d’agrément. Mais rien ne dit qu’il serait impossible d’interdire aussi les vols d’affaires.
Si une interdiction des jets privés était décidée au niveau européen, un propriétaire de jet pourrait saisir le Tribunal de l’Union en invoquant la Charte des droits fondamentaux en vertu de laquelle : “Toute personne a le droit de jouir de la propriété des biens qu’elle a acquis légalement, de les utiliser, d’en disposer”… Mais les autres dispositions de la Charte des droits fondamentaux permettant de protéger l’environnement pourraient permettre à une politique volontariste de l’emporter face à l’argument de la liberté de circulation et du droit de propriété.
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