Réforme des retraites : une violence inédite au Parlement ?
Dernière modification : 2 mars 2023
Autrice : Juliette Bézat, journaliste
Relecteur : Jean-Paul Markus, professeur de droit public, Université Paris-Saclay
Secrétariat de rédaction : Yeni Daimallah, Emma Cacciamani et Loïc Héreng
L’examen du texte sur la réforme des retraites à l’Assemblée nationale s’est achevé dans un contexte de fortes tensions, à l’image des vingt jours de débats durant lesquels les incidents, rappels au règlement et interruptions de séances se sont multipliés. Une partie de la classe politique et des commentateurs a dénoncé un niveau de “violence” verbale jamais atteint jusqu’alors. Si l’obstruction et le tumulte ont certes toujours rythmé les débats parlementaires, le débat sur les retraites a-t-il réellement donné lieu à des comportements inédits dans l’histoire de l’Assemblée nationale ?
N’ayant pu être voté dans le temps imparti (aux termes de l’article 47-1 de la Constitution), le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) a été transmis en l’état au Sénat pour examen du 2 au 12 mars. Depuis lors, la stratégie d’obstruction et de “bordélisation” (selon Gérald Darmanin) de la NUPES fait l’objet de vives critiques, non seulement de la part du camp présidentiel et d’une partie des oppositions, mais aussi de la part des syndicats. Cependant, l’histoire parlementaire relativise quelque peu ces critiques. En effet, pour Benjamin Morel, maître de conférences en droit public et docteur en science politique, “il ne faut pas exagérer la spécificité de ce qui s’est passé”, car une forme de virulence au Parlement “a toujours existé dans ses formes actuelles”.
Si les débats ont souvent été houleux (voire très houleux) depuis les débuts de la Ve République, ils ont cependant rarement été violents, en raison notamment du fait majoritaire favorisé par la Constitution de 1958. Or, aujourd’hui, la configuration actuelle de l’Assemblée nationale est très différente : alors que le nombre de groupes parlementaires oscille généralement entre quatre et six, la XVIe législature bat les records avec un total de dix groupes. Ce qui favorise les tensions et l’éclatement des débats.
Le renouvellement du personnel politique s’est traduit par l’arrivée de députés dépourvus de “culture parlementaire”
C’est notamment le cas au sein du groupe LFI, qui compte dans ses rangs nombre de nouveaux élus “qui n’ont pas les codes de l’institution et qui d’ailleurs ne cherchent pas à les adopter”, comme l’observe un haut fonctionnaire du Palais Bourbon.
Alors qu’autrefois la violence était le corollaire d’arguments de fond, on a le sentiment qu’aujourd’hui l’invective est l’unique moyen d’attaquer
La constitutionnaliste Anne-Charlène Bezzina, maître de conférence en droit public, relève une nouveauté : “Alors qu’autrefois la violence était le corollaire d’arguments de fond, on a le sentiment qu’aujourd’hui l’invective est l’unique moyen d’attaquer”. Ce mode de fonctionnement s’inscrit dans une stratégie assumée par La France Insoumise. D’autres groupes ont aussi provoqué de violentes altercations dans l’hémicycle. Ainsi, le 9 février, Aurélien Pradié (LR) a menacé publiquement Laurent Marcangeli (Horizons) : “Je te promets que je vais te casser les dents”…
De fait, les attaques à caractère personnel semblent de plus en plus courantes dans l’hémicycle. Selon Anne-Charlène Bezzina, l’invective serait même “devenue une manière de parler, et c’est un peu nouveau. Aujourd’hui, c’est le souci du ‘petit mot’ qui fait parler. Les sanctions parlementaires ont explosé dernièrement, en partie à cause de cette nouveauté.” Les réseaux sociaux et la “culture du buzz” induisent ce type de comportement. Toutefois, Benjamin Morel nuance : la tournure personnelle que prennent les attaques ne constitue pas un caractère si singulier. En 1975, lors des débats sur l’IVG, Simone Veil était déjà la cible de nombreuses et très violentes attaques explicitement personnelles et antisémites. Au cours de ces dernières semaines, le problème aurait surtout résidé dans “le niveau des invectives, qui est très bas, selon Benjamin Morel, la bêtise des propos, qu’elle soit dans les questions ou les réponses, n’est pas à l’honneur des parlementaires.”
“Autrefois, on pouvait lire un débat parlementaire du début à la fin, comme une discussion, dans les comptes rendus. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.”
Longtemps, le talent de l’orateur a dépendu de sa capacité à se faire entendre à la tribune, ce qui n’allait pas de soi jusqu’à l’invention et l’installation des micros dans l’hémicycle. Si Clemenceau et Jaurès étaient de bons orateurs, c’est aussi parce qu’ils avaient du coffre !
Si Jaurès montait à la tribune aujourd’hui, le président de l’Assemblée l’interromprait au bout de dix minutes !
Par ailleurs, sous la IIIe République, il était possible de discourir très longtemps à la tribune, parfois même plusieurs heures durant. C’était aussi la faculté à s’exprimer longuement, en déroulant un raisonnement, qui faisait le grand parlementaire. Or, aujourd’hui, le règlement ne permet plus de parler si longtemps. “Si Jaurès montait à la tribune aujourd’hui, s’amuse Benjamin Morel, le président de l’Assemblée l’interromprait au bout de dix minutes !”
Avant l’essor des chaînes d’information en continu et des réseaux sociaux, l’arrivée des caméras dans l’hémicycle a changé le comportement des parlementaires. “Les députés vont vite comprendre qu’on devient célèbre, non pas parce qu’on a participé à un débat construit, analyse un fonctionnaire de l’Assemblée, mais par une petite phrase mesquine, une injure, une expression assassine… On n’est plus dans une controverse dans laquelle on marque des points avec un grand discours de fond, mais plutôt dans une sorte de concours où chacun doit se faire remarquer”. Alors qu’auparavant les orateurs s’écoutaient et se répondaient, les interventions en séance s’apparenteraient désormais davantage à une succession de monologues : “Autrefois, on pouvait lire un débat parlementaire du débat à la fin, comme une discussion, dans les comptes rendus. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.” Benjamin Morel observe lui aussi un changement dans la façon dont les députés conçoivent leurs prises de parole : “l’usage des réseaux sociaux sera plus important que la mobilisation de références culturelles et intellectuelles classiques dans l’hémicycle.” Certes, le souci de la petite phrase n’est pas nouveau, car l’orateur souhaite toujours que ses mots frappent et qu’ils soient repris et diffusés, mais “les conditions d’énonciation ont changé avec les évolutions technologiques et le développement de l’Internet 2.0, ce qui a accru la volonté d’apparaître et de paraître au détriment du reste.”
Selon la juriste Anne-Charlène Bezzina, maître de conférence en droit public, la principale nouveauté résiderait surtout dans “l’entrée massive des opinions personnelles dans l’hémicycle”, là où auparavant la position des députés dépendait plus des options politiques collectivement adoptées par chaque groupe parlementaire. La culture des réseaux sociaux aurait encouragé cette volonté de mettre d’abord en avant son affect personnel, colorant ainsi le discours politique. Benjamin Morel nuance quelque peu ce constat : si les députés ont en réalité toujours eu une vision personnelle des débats, on assisterait en revanche à “une subjectivisation au sens médiologique, c’est-à-dire une mise en scène de soi par le choix du medium : le député veut être la star de sa propre intervention en séance, et en effet l’usage systématique des réseaux sociaux permet et renforce le phénomène.” Le moindre incident de séance y contribue, dès lors que son auteur lui-même le diffuse sciemment sur Twitter, en espérant qu’il sera repris par les chaînes d’information. La sérénité des débats ne peut que s’en trouver fragilisée.
“En 2003, tout le monde a conscience de jouer un rôle dans une pièce de théâtre. Aujourd’hui, ce n’est plus du théâtre, les députés sont vraiment à bout.”
Il y a vingt ans, l’examen du projet de réforme des retraites présenté par François Fillon donna lieu à un débat en apparence “délirant” (Benjamin Morel), qui rétrospectivement rappelle beaucoup les séances de 2023. L’opposition de gauche de l’époque, dominée par les socialistes, avait elle aussi choisi la voie de l’obstruction, ce qui n’avait pas manqué d’exaspérer la majorité de droite. Le président du groupe UMP, Jacques Barrot, avait alors dénoncé une “course de lenteur”.
M. Lellouche se promène avec sa tortue comme un fou avec sa brosse à dents !
Comme un symbole railleur, le député Pierre Lellouche (UMP) posa sur son pupitre une tortue en peluche. Le socialiste Pascal Terrasse le prit à partie : “M. Lellouche se promène avec sa tortue comme un fou avec sa brosse à dents ! Je suis étonné que l’on puisse se promener dans ce haut lieu de la République avec des signes ostentatoires !”
Le même jour, c’est l’UMP, Michel Roumégoux qui se présenta en séance affublé d’un maillot de rugby pour afficher sa volonté d’en découdre. Quinze jours plus tôt, l’UDF Jean Lassalle entonnait l’hymne des Pyrénées dans l’hémicycle dans le but d’attirer l’attention sur un problème de sécurité dans sa circonscription des Pyrénées-Atlantiques. Sur les travées de gauche, certains se mirent à chanter l’Internationale.
À l’époque, si ces incidents de séance firent l’objet de rappels au règlement, “tout ça (était) plutôt bon enfant”, tempère Benjamin Morel. Or, c’est toute la différence avec les débats actuels : “en 2003, tout le monde a conscience de jouer un rôle dans une pièce de théâtre. Aujourd’hui, ce n’est plus du théâtre, les députés sont vraiment à bout.” Avec une pression politique très forte, notamment à gauche où “il y a l’idée qu’il faut montrer à la rue qu’on se bat pour elle.” Dès lors que les députés n’ont plus conscience que “c’est aussi une pièce de théâtre, ça ne peut donc plus en être une”. Contrairement aux débats de 2003, le moindre geste, le moindre incident est aujourd’hui filmé, diffusé et commenté en boucle sur les plateaux des chaînes d’information en continu et sur les réseaux sociaux. Qu’aurait-on dit aujourd’hui des débats de 2003 ? Peut-être les parlementaires de l’époque auraient-ils été, eux aussi, très sévèrement jugés par les commentateurs.
Un peu d’histoire…
Les assemblées de la Révolution française : “Si vous m’aviez mis en état d’accusation, je me brûlais la cervelle au pied de cette tribune”
Ce qu’on pourrait qualifier de violences parlementaires, au sens physique du terme, sont les incidents qui se sont produits lors de la Révolution française. Les orateurs se prenaient à partie, se menaçaient de mort, sous la pression des sans-culottes qui assistaient aux débats enflammés. Les parlementaires venaient armés à l’assemblée. En 1792, mis en cause par ses collègues, Marat tira un pistolet de sa veste et s’écria : “Si vous m’aviez mis en état d’accusation, je me brûlais la cervelle au pied de cette tribune”. Durant le XIXe siècle, l’atmosphère du Parlement est plus calme, loin des violences révolutionnaires que l’on souhaite alors éviter à tout prix. Par ailleurs, le bicamérisme déconcentre le pouvoir et par là même contribue à apaiser les débats.
La IIIe République : entre violences et grands duels
Sous la IIIe République, on assista à des moments très violents, en particulier lors de l’affaire Dreyfus. Régulièrement, les insultes fusaient et dégénéraient en agressions physiques. Comme lorsque le député boulangiste Francis Faure, à peine descendu de la tribune, fut frappé par le ministre de l’Intérieur Ernest Constant qu’il venait d’insulter copieusement dans son discours : une gifle et un coup de poing, telle fut la rançon de ses excès rhétoriques !
Si les articles de presse rappellent souvent les grandes joutes oratoires entre Jaurès et Clemenceau pour illustrer les tensions parlementaires sous la IIIe République, en réalité, leurs affrontements relevaient moins de l’injure que d’une forme très littéraire de controverse. Lors des grandes grèves de 1907, les deux hommes s’affrontèrent sur la question du droit de grève. Ils s’écoutaient et se répondaient – phénomène assez rare aujourd’hui… C’est là un duo-duel d’orateurs animés par un véritable respect mutuel, tous deux étant républicains et dreyfusards.
“Taisez-vous, abruti !” : le dernier duel de la République
La pratique du duel, régulièrement interdite depuis Henri IV, a pourtant longtemps perduré, de la monarchie à la République, y compris entre parlementaires. C’est le cas sous la IIIe République et même au-delà.
Le 21 avril 1967, eut lieu le dernier duel de l’histoire de France. La veille, lors d’un débat à l’Assemblée nationale, Gaston Defferre, député-maire socialiste de Marseille, fut interrompu à plusieurs reprises par René Ribière, député gaulliste du Val-d’Oise. “Taisez-vous, abruti !” finit-il par lui lancer. Defferre refusant de lui présenter des excuses, Ribière lui proposa de régler leur différend lors d’un duel à l’épée ! Le combat fut interrompu après que le gaulliste eut reçu deux blessures sans gravité à l’avant-bras.
Juin 2006 : quand Dominique de Villepin accuse les socialistes de “lâcheté”
Le 20 juin 2006, lors d’une séance de questions au gouvernement, le Premier ministre Dominique de Villepin et le député François Hollande, alors premier secrétaire du PS, sont à deux doigts d’en venir aux mains… Le second venait de reprocher au premier d’avoir “perdu la confiance” des Français comme de sa majorité : “Dans une démocratie digne de ce nom, le chef de l’État ou le Parlement aurait mis fin à cette situation, mais nous sommes dans le régime de l’irresponsabilité”, tonna-t-il. Piqué au vif, Dominique de Villepin riposta en dénonçant “la facilité” et “la lâcheté” supposée de l’opposition de gauche. Furieux, les socialistes se levèrent et descendirent en masse vers le banc du gouvernement, tandis que le président de l’Assemblée, Jean-Louis Debré, les exhortait en vain à rester assis. Les huissiers firent bloc autour du Premier ministre et empêchèrent les socialistes de l’approcher. La séance fut suspendue. Dans les médias, Dominique de Villepin se vit reprocher d’avoir perdu son sang-froid et provoqué l’incident.
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