Réchauffement climatique : la CEDH rend trois décisions fondamentales
Dernière modification : 12 avril 2024
Auteur : Guillaume Baticle, doctorant en droit public
Relecteur : Jean-Paul Markus, professeur de droit public à l’Université Paris-Saclay
Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun
Secrétariat de rédaction : Aya Serragui
La Cour européenne des droits de l’Homme a rendu des décisions importantes, reconnaissant la responsabilité d’un Etat, la Suisse, dans les effets du changement climatique. Les individus peuvent désormais se prévaloir d’une atteinte à leur droit à une vie privée et familiale normale pour dénoncer ces effets néfastes, avec le soutien des associations.
Ce mardi 9 avril, la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) a rendu trois décisions dans trois affaires distinctes mais portant sur la même question : le réchauffement climatique entraîne-t-il des violations des droits de l’Homme dont les États seraient responsables ? Trois requêtes ont été déposées devant la Cour, mettant en cause la Suisse pour le premier, la France pour le deuxième et 32 États, plus le Portugal, pour le dernier recours. La Cour a condamné la Suisse, mais a rejeté les autres recours (Carême contre France et Duarte Agostinho contre Portugal et 32 autres), jugés irrecevables. Néanmoins ces trois décisions, à analyser conjointement, marquent un tournant dans la jurisprudence de la Cour.
La protection des droits fondamentaux étendue à la lutte contre le changement climatique
Trois requêtes avaient été déposées devant la Cour de Strasbourg sur la base de l’article 34 de la Convention concernant la possibilité de saisir de la Cour par toute personne physique ou morale, mettant en cause les États défendeurs pour leur inaction supposée face aux changements climatiques : la première émanait d’une association de retraitées suisses inquiètes pour leur santé, la seconde de Damien Carême, ancien maire de Grande-Synthe, en France, face au risque de submersion de sa commune. La troisième requête provenait de jeunes portugais suite aux feux de forêts qui ont frappé la région de Pedrógão Grande en 2017. Ce dernier ne vise pas seulement le Portugal mais bon nombre d’Etats du Conseil de l’Europe, de la Grande-Bretagne à la Turquie. Les requérants invoquaient tous devant la Cour la violation des articles 2 et 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme, qui protègent respectivement le droit à la vie et le droit à une vie privée et familiale. En condamnant la Suisse, la Cour consacre un droit à une protection effective contre les effets néfastes graves du changement climatique.
Pour arriver à ce résultat, alors que la Convention européenne des droits de l’homme ne mentionne nulle part l’environnement encore moins le changement climatique, la Cour étend le champ de l’article 8 sur le droit à la vie privée et familiale : cela signifie qu’aux yeux de la Cour, les effets du réchauffement climatique entravent potentiellement le droit à la vie privée et familiale. Ce n’est pas la première fois que la Cour étend le champ d’application de l’article 8. En 2005, elle protège le droit au respect du domicile du fait des atteintes à l’environnement (décision Moreno Gomes du 16 février 2005). L’article 8 a donc déjà été étendu à la question environnementale. En revanche, pour condamner la Suisse, la Cour n’a pas retenu l’article 2 sur le droit à la vie, estimant qu’en l’occurrence les effets du changement climatique n’ont pas porté atteinte à la vie des requérants.
Laurence Burgorgue-Larsen, professeur de droit public à Paris 1 et spécialiste du droit européen et international des droits de l’Homme, contactée par Les Surligneurs, insiste sur cet élargissement inédit du champ de l’article 8. C’est la première fois que la Cour considère les effets néfastes du changement climatique comme une atteinte à la vie privée et familiale des individus selon elle. C’est donc en vue de protéger ce droit que les États doivent prendre des mesures pour combattre les effets du changement climatique.
Toujours selon Laurence Burgorgue-Larsen, une des avancées notables tient en ce que la Cour reconnaît l’importance de la qualité pour agir des associations dans le domaine climatique. La Convention d’Aarhus de 1998 donnait déjà un droit d’agir devant les juridictions aux associations de protection de l’environnement, pour accéder à l’information et à la justice en matière environnementale, c’est désormais le cas également en matière climatique.
Les États potentiellement responsables des conséquences du changement climatique
La Cour reconnaît d’une part que le changement climatique à une origine anthropique, c’est-à-dire due à l’action des humains. Elle reconnait d’autre part que les États en ont conscience et sont capables de prendre des mesures pour y faire face efficacement, notamment en faisant passer des lois et règlements plus contraignants. Ainsi, la Suisse a été condamnée car il a été démontré qu’elle ne disposait pas d’un cadre légal pour lutter contre les effets du changement climatique. Estelle Brosset, professeur de droit public à l’Université d’Aix-Marseille et spécialiste du droit européen de l’environnement et de la santé, analysait au micro de France Culture que, même si le phénomène climatique est global, chaque État a désormais sa part de responsabilité dans la protection de leurs ressortissants. La Cour reconnaît donc à l’encontre de la Suisse, et à travers elle des 46 États du Conseil de l’Europe, une obligation dite positive de prendre les mesures nécessaires à cette protection. Or, selon la Cour, la Suisse n’avait établi aucun budget carbone, malgré son engagement en ce sens en ratifiant l’Accord de Paris de 2015.
Une CEDH militante et sortie de son rôle ?
Bien des personnalités politiques se sont offusquées contre les décisions de la CEDH, criant à l’ingérence d’une juridiction dans les affaires de politique intérieure des Etats. Arnaud Gossement, avocat spécialiste des questions environnementales, juge pourtant ces critiques infondées. Il estime que la condamnation de la Suisse n’a pas de caractère militant, si elle est analysée avec les deux autres décisions Carême et Duarte Agostinho : certes, la Cour étend le champ de l’article 8 alors que ce texte ne mentionne pas le réchauffement climatique, mais elle évite d’ouvrir les recours à toute personne sans distinction : elle a ainsi déclaré irrecevable Damien Carême, ancien maire de Grande-Synthe car, ne vivant plus dans cette commune, il ne peut pas être considéré comme une victime directe des effets du changement climatique.
La Cour ne souhaite pas que n’importe quel individu, touché ou non par le phénomène du changement climatique, puisse la saisir. Pour cette raison, elle a également débouté les jeunes portugais de leur recours contre 32 Etats, car ils n’avaient pas épuisé toutes les voies de recours en interne, condition obligatoire pour saisir la CEDH. Ce sont les conditions classiques de recevabilité devant la CEDH, qui continuent de s’appliquer.
Pour autant, nul doute que le contentieux climatique devant la CEDH sera amené à augmenter, car il suffira de créer une association pour être recevable.
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