“Rationner internet”, une solution miracle selon Najat Vallaud-Belkacem ?
Dernière modification : 29 mars 2024
Auteur : Philippe Mouron, maître de conférences HDR en droit privé, directeur du master Droit des médias électroniques à l’Université d’Aix-Marseille
Relecteur : Jean-Paul Markus, professeur de droit public à l’Université Paris-Saclay
Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun
Secrétariat de rédaction : Guillaume Baticle
Source : Le Figaro, 18 mars 2024
Alors même que le rationnement du net pourrait trouver une justification environnementale ou sanitaire, il serait difficile à mettre en place juridiquement en raison des principes de liberté d’expression et de neutralité du net.
“Libérons-nous des écrans, rationnons internet !”. Ainsi s’intitule la tribune signée par Najat Vallaud-Belkacem et publiée dans Le Figaro le 19 mars 2024. L’ex-ministre de l’Éducation nationale y dénonce les effets pervers de l’accès illimité aux ressources de l’internet. Outre les phénomènes d’addiction, dont elle reconnaît elle-même être victime, l’absence de limites en termes de connexion expliquerait la prolifération de contenus illicites en tous genres, qui font régulièrement la une dans les médias ou devant les tribunaux. Le rationnement obligerait ainsi à “une certaine sagesse”, en obligeant à se concentrer sur des usages plus ”nobles” que de regarder du porno en HD dans un ascenseur, pour reprendre la formule d’Eric Piolle, ou de répandre des contenus haineux. Une telle mesure serait l’occasion de renouer avec le contact humain, par exemple en invitant des salariés à échanger autour de la machine à café plutôt que par mail. Au-delà, Najat Vallaud-Belkacem loue l’intérêt de cette mesure pour l’environnement, le numérique étant une importante source de pollution. Et c’est pourquoi elle suggère de s’en tenir à une limite de trois gigas de données par semaine.
Tout cela n’est pas simple, ni sur le plan technique ni sur le plan des principes juridiques.
La justification environnementale et sanitaire
Limiter la connexion à internet n’est pas une idée nouvelle. La Chine applique déjà une telle mesure pour les mineurs afin de limiter les phénomènes d’addiction aux jeux vidéo. En France, l’idée a pu être esquissée dans une feuille de route du Conseil national du numérique (CNN) publiée en juillet 2020, qui contient une série de recommandations non contraignantes visant à réduire l’impact environnemental du numérique. La mesure n° 7 entendait “encourager les forfaits à consommation limitée, y compris sur le fixe, afin d’éviter une subvention indirecte des utilisateurs à fort trafic par l’ensemble des usagers”, les connexions pouvant être bridées au-delà du seuil défini. Critiqué pour cette suggestion, le CNN avait immédiatement réagi en précisant qu’il n’entendait pas remettre en cause les forfaits à connexion illimitée, mais seulement orienter les fournisseurs d’accès vers des offres plus vertueuses, la recommandation devant également être remise dans son contexte. La feuille de route contenait en effet 50 mesures dont 23 sont consacrées à la transition écologique. Outre celles qui portent sur la durabilité et le recyclage des équipements, la plupart pointe la nécessité de repenser les usages les plus gourmands en termes de données. La limitation des connexions ne serait donc viable, selon le CNN, que si elle s’accompagne d’une réduction corrélative des ressources nécessaires à leur fonctionnement. C’est d’ailleurs pourquoi la limite des 3 gigaoctets par semaine mentionnée dans la tribune de Najat Vallaud-Belkacem a pu paraître irréaliste pour un certain nombre de spécialistes qui se sont exprimés dans la presse. Ceux-ci affirment qu’un tel seuil serait atteint très rapidement au vu des usages contemporains. Autrement dit, il existerait bien d’autres solutions que la limitation des connexions pour rechercher un internet plus “vert”.
Par ailleurs, l’article L 33-1 du Code des postes et communications électroniques établit un certain nombre de limites à la liberté d’exploiter un réseau ou de fournir un service de communications électroniques, incluant parmi celles-ci le respect des “prescriptions exigées par la protection de la santé et de l’environnement”. Un rationnement ne serait donc pas juridiquement impossible à mettre en place sur ce terrain, si d’aventure l’addiction aux écrans doit être considérée comme un problème de santé publique.
Elle aurait néanmoins très peu de chances d’aboutir en l’état actuel, au vu des effets délétères qu’elle implique pour la liberté d’expression et la liberté d’entreprendre.
Le risque pour la liberté d’expression
En admettant que la mesure soit techniquement viable à terme, il faut encore mesurer l’impact qu’elle pourrait avoir sur les libertés fondamentales des internautes.
En effet, l’accès à internet est l’objet d’un droit fondamental rattaché à la liberté d’expression. Ainsi en ont jugé le Conseil constitutionnel et la Cour européenne des droits de l’Homme, en soulignant l’intérêt considérable que représentent les services de communication en termes d’accès à l’information. La Cour suprême des États-Unis est même allée jusqu’à constitutionnaliser le droit d’accès aux réseaux sociaux, y compris pour des délinquants sexuels, en raison de l’importance que ces services ont pris dans la vie quotidienne. Or le rationnement de l’accès à internet, si louable soit-il sur le plan environnemental, induirait nécessairement une limitation dans l’exercice de ce droit. Derrière la quantité de données auxquelles un internaute peut accéder, c’est bien la quantité d’idées et d’informations disponibles qui se trouverait de fait bridée.
À la différence des médias classiques que sont la presse écrite et les services de médias audiovisuels, l’accès aux services de communication en ligne garantit de facto le pluralisme des contenus, des supports, des idées et des informations qui sont eux-mêmes de tendances, de genres et de caractères différents. Toute limitation dans cet accès doit dès lors être considérée comme une restriction du droit du public à l’information, si futile soit-elle.
En cas de rationnement, une majorité d’internautes se détournerait probablement d’usages et de services néfastes ou peu utiles, mais cela ne les ferait pour autant pas disparaître. Plus encore, cela risquerait de renforcer la position dominante de certains acteurs bien implantés, qui drainent déjà une grande partie du public, au détriment des nouveaux entrants sur le marché et donc du pluralisme. Et c’est là que la mesure doit également être examinée au regard du principe de neutralité du net.
Le risque pour la neutralité du net
Le principe de neutralité du net, théorisé par Tim Wu en 2003, exclut toute discrimination qui pourrait être pratiquée par les fournisseurs d’accès à internet en fonction de la source, de la destination ou du contenu d’une information transmise en ligne. C’est à l’internaute, et pas au fournisseur d’accès, de faire le tri en fonction de ses affinités, tout comme il le fait avec l’offre de livres, revues ou programmes télévisés.
Longtemps débattu aux États-Unis, ce principe a été entériné par le droit de l’Union européenne dans un règlement du 25 novembre 2015. En France, l’article L 33-1 du Code des postes et des communications électroniques précité en impose également le respect aux exploitants de réseaux ouverts au public et fournisseurs de services de communications électroniques. Aucune pratique consistant à brider, voire à bloquer, la capacité de connexion d’un internaute ne peut être pratiquée en fonction des services auxquels il souhaite accéder, quelle que soit l’importance quantitative ou qualitative de ceux-ci.
Ce principe garantit à toute personne la capacité quotidienne d’utiliser Spotify pour écouter de la musique, Facebook pour communiquer avec ses amis, Pornhub pour regarder des films pornographiques, mais aussi de pouvoir discuter des péripéties de la série Plus belle la vie, ou de débattre en occitan sur un blog de locuteurs passionnés.
Réciproquement, la neutralité garantit la possibilité pour tous les éditeurs, si petits ou marginaux soient-ils, de pouvoir toucher le même public potentiel. Sur le plan commercial, la Cour de justice de l’Union européenne dans un arrêt du 15 septembre 2020, n’a pas manqué d’en relever l’effet bénéfique sur le plan de la concurrence entre les fournisseurs de services et de contenus numériques. C’est le principe même de la communication en ligne que de permettre une interconnexion mondialisée entre les utilisateurs finals du réseau, comme le vantaient les publicités des années 90 au tout début du lancement de l’internet grand public.
Le respect de la neutralité du net impose-t-il pour autant de garantir un accès illimité à internet ? Certes, non, et c’est d’ailleurs pourquoi les données de connexion internet des forfaits mobiles font l’objet de limitations au-delà desquelles une tarification supplémentaire peut être appliquée. Mais c’est à la condition qu’aucune discrimination ne soit pratiquée en fonction des types de données consommées.
Si la mesure proposée par Najat Vallaud-Belkacem devait donc être prise au sérieux, ce ne serait principalement à l’égard de l’accès fixe à internet, où le principe de l’illimité s’est durablement implanté. On peut malgré tout se poser la question également pour les forfaits mobiles, certains étant si généreux en termes de données internet qu’ils reviennent à offrir une connexion quasi-illimitée, pour des usages aussi improbables que ceux dénoncés par Eric Piolle. Un impératif de santé publique justifierait-il donc que ceux-ci soient à l’avenir limités ?
La feuille de route du CNN a bien démontré qu’il existe d’autres priorités en la matière pour réduire l’impact environnemental. Il en est de même pour la répression des contenus illicites, qui ne peut s’accommoder d’une restriction aussi disproportionnée, dont le plus grand nombre ferait les frais.
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