Qu’est-ce que le “pantouflage” et que prévoit la loi ?

Création : 28 septembre 2022
Dernière modification : 6 octobre 2022

Autrice :  Juliette Bezat, rédactrice

Relecteur : Jean-Paul Markus, professeur de droit public, Université Paris-Saclay

Secrétariat de rédaction : Yeni Daimallah et Emma Cacciamani

Reconversions d’anciens ministres dans le privé : qu’est-ce que le pantouflage ?

Avant l’été, les reconversions dans le privé d’anciens ministres, conseillers ministériels et députés ont suscité de vives réactions dans les médias. Durant la période estivale, nombre d’entre eux ont ainsi été épinglés pour “pantouflage”. Si la notion ne concerne traditionnellement que les hauts fonctionnaires issus des grandes écoles publiques, celle-ci est désormais utilisée pour les ministres, les députés et les conseillers ministériels. Selon le journaliste Vincent Jauvert, le phénomène connaîtrait “une ampleur inédite depuis que Macron est au pouvoir”

Concrètement, que signifie “pantoufler” et que prévoit la loi pour prévenir les risques de conflit d’intérêts ?

Qu’est-ce que le “pantouflage” ? 

On parle de pantouflage lorsqu’un haut fonctionnaire quitte une fonction publique pour rejoindre une entreprise privée. Mais d’abord, la “pantoufle” désigne le montant de la rémunération des “élèves-fonctionnaires” des grandes écoles publiques françaises (ex-ENA, ENS, Polytechnique, Mines, etc.), tout au long de leur formation. En contrepartie, ces derniers doivent travailler au moins dix ans pour l’État une fois diplômés. En cas de non respect de cette “obligation de servir”, le fonctionnaire doit restituer tout ou partie de ses frais de scolarité. Grandes entreprises privées, banques, assurances, et cabinets d’avocats, de conseil et de lobbying sont friands de ces recrues, débauchées certes pour leur connaissance parfaite des rouages de l’administration publique, mais aussi et surtout pour leur proximité avec les décideurs au plus haut sommet de l’État. 

Évolution de la pratique 

Longtemps, le pantouflage n’a concerné que les fonctionnaires de 50 à 55 ans  : il s’agissait alors, pour les hauts fonctionnaires en fin de carrière, d’une sorte de récompense. Ces derniers obtenaient des postes de direction ou devenaient PDG de grands groupes publics. À partir des années 1980, lorsque la gauche arrive au pouvoir, on observe une accélération du phénomène. 

Pour le chercheur en sciences politiques Luc Rouban, “faire 20 à 30 ans de carrière administrative devient de plus en plus rare”. Le “problème de fond” résiderait ainsi dans l’idée que, pour certains, “accéder à un grand corps n’est qu’un moyen de se positionner dans le privé”. Selon lui, plusieurs facteurs expliquent ces évolutions : l’évolution des élites et leur diversification ; l’attractivité des salaires et des responsabilités ; et enfin, la politisation de la haute fonction publique, à partir des années 1970. 

Le constitutionnaliste Dominique Chagnollaud de Sabouret partage le même constat. Auditionné dans le cadre de la commission d’enquête sénatoriale sur les mutations de la haute fonction publique en 2018, il observait alors : “Les hauts fonctionnaires n’avaient peut-être pas de problème d’argent à l’époque [de Charles de Gaulle], mais le service de l’État était quasiment religieux. Ils ne pantouflaient pas et ne quittaient pas le secteur public. […] C’était un élément assez central dans cette génération, qui n’était pas seulement celle des gaullistes, mais la génération de la Résistance […] Il n’y avait pas trop de politisation.” Le constitutionnaliste estime que la politisation de la haute fonction publique a sensiblement changé cet état d’esprit et encouragé le pantouflage. Ce changement aurait en partie été opéré sous Valéry Giscard d’Estaing qui, en 1974, a souhaité “instaurer un spoil system à la française”. Ainsi, Dominique Chagnollaud de Sabouret parle d’un “spoil system fermé” qui se serait développé avec l’élection du président de la République au suffrage universel direct, une présidentialisation accrue du régime et, parallèlement, une politisation de la haute fonction publique avec des “écuries présidentielles” de hauts fonctionnaires à gauche et à droite pour les principaux candidats. 

En outre, il considère que les vagues de privatisation d’entreprises publiques à partir des années 80 ont encore accru le pantouflage : alors qu’auparavant, le pantouflage se faisait dans les entreprises publiques (avec la même dimension d’intérêt général), la multiplication des privatisations opérées à partir de 1986 aurait conduit à externaliser “au maximum” les pantouflages, créant de la sorte des situations de conflit d’intérêts.

La moitié des dirigeants du CAC40 est issue de la fonction publique 

S’il est difficile de quantifier les allers-retours public-privé, on sait que ces derniers varient selon le corps d’origine des hauts fonctionnaires. Ainsi, selon l’étude de 2015 de l’ENA et de l’EHESS sur le devenir des anciens élèves, 75,5 % des énarques issus du corps des inspecteurs généraux des finances ont rejoint une entreprise publique ou privée au cours de leur carrière et 34 % d’entre eux ont passé plus de la moitié de leur carrière hors de ladministration. 

Une autre étude abonde dans ce sens : en 2016, les médias Alternatives économiques et Bastamag ont recensé les inspecteurs des finances des 40 dernières années et souligné qu’un inspecteur des finances sur deux travaille dans le privé (souvent dans une banque ou une assurance). En outre, la moitié des dirigeants du CAC 40 est issue de la fonction publique. 

Députés, conseillers ministériels et ministres : peut-on parler de pantouflage ? 

Parler de pantouflage au sens strict pour les anciens ministres, conseillers ministériels et députés est un généralisation abusive, puisqu’ils ne sont pas forcément tous issus de la fonction publique. Par conséquent, ils n’ont pas d’obligation de servir durant dix années, et, s’ils sont issus de la société civile, il est normal qu’ils puissent retourner travailler dans le secteur privé. En revanche, la question qui doit être posée est celle du conflit d’intérêts. 

Pour rappel, constitue un conflit d’intérêtstoute situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou à paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction.” En d’autres termes, le conflit d’intérêts intervient lorsqu’un responsable public voit ses intérêts privés concurrencer sa mission d’intérêt générale et, par là même, en entraver l’exercice en influençant ses décisions. 

Création de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (2013) 

Au début des années 2010, la commission Sauvé pour la prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique (2011) et la commission Jospin pour la déontologie de la vie publique (2012) préconisent l’introduction d’une définition précise du conflit d’intérêts dans le droit et la création d’une autorité de déontologie indépendante. “ La Haute autorité pour la transparence de la vie publique” (HATVP), qui remplace la Commission pour la transparence financière de la vie politique, a pour mission de “recevoir, contrôler avec l’administration fiscale et publier les déclarations de situation patrimoniale et d’intérêts de certains responsables publics.” Elle peut être sollicitée par ces derniers “sur des questions de déontologie et de conflits d’intérêts relatifs à l’exercice de leur fonction”. Ainsi, pour prévenir les risques de conflits d’intérêts et lutter contre la corruption, cette nouvelle instance, qui remplace la Commission pour la transparence financière de la vie politique, oblige les élus locaux, parlementaires, ministres et conseillers à déclarer, d’une part, leurs liens d’intérêts et d’autre part, leur patrimoine. 

En outre, depuis le 1er janvier 2020, la Haute autorité a fusionné avec la commission de déontologie de la fonction publique. Ainsi, en plus de contrôler les déclarations de patrimoines et d’intérêts, celle-ci examine les reconversions dans le privé des hauts fonctionnaires, des ministres et des conseillers ministériels. Par ailleurs, depuis 2017, elle publie sur son site le répertoire des représentants d’intérêts, dans lesquels tous les lobbyistes français sont tenus de s’inscrire. 

Les avis de la Haute autorité pour la transparence la vie publique (HATVP) en matière de reconversion professionnelle dans le secteur privé 

Les projets de reconversion professionnelle dans le secteur privé des hauts fonctionnaires, des membres du gouvernement et des conseillers ministériels sont examinés par la Haute autorité. Les anciens membres du gouvernement doivent saisir personnellement la HATVP. Pour les autres, l’autorité est saisie dès lors que le projet professionnel concerne un agent dont le “niveau hiérarchique ou la nature des fonctions le justifient”. Les maires des communes de plus de 20 000 habitants, les membres des autorités administratives indépendantes (AAI) et des autorités publiques indépendantes (API) sont également concernés. Par ailleurs, la Haute autorité peut s’auto-saisir en cas de création ou de reprise d’entreprise, de pantouflage et de “rétro-pantouflage” à l’initiative de son président. La loi du 16 août 2019 de transformation de la fonction publique permet en effet à l’instance de s’auto-saisir en cas de « rétro-pantouflage », c’est-à-dire quand un agent souhaite réintégrer la fonction publique après un passage dans le privé. 

La Haute autorité veille ainsi à ce que “l’activité engagée ne compromette pas le fonctionnement normal, l’indépendance et la neutralité du service, que l’ex-responsable public ne commette pas d’infraction de prise illégale d’intérêts”.   Elle peut rendre trois types d’avis : incompatibilité, compatibilité et compatibilité avec réserves. Ce dernier avis a récemment concerné un certain nombre de ministres, à commencer par Jean Castex, mais aussi Julien Denormandie, Frédérique Vidal, Adrien Taquet, ou encore Jean-Baptiste Djebbari, peut-être le cas le plus emblématique. 

Exemple concret : le cas Djebbari 

Au total, l’ancien ministre délégué aux transports a saisi la HATVP à trois reprises. Celle-ci a rendu deux avis de compatibilité avec réserves et un avis d’incompatibilité le 5 avril. 

L’avis d’incompatibilité signifie que, selon la Haute autorité, la nomination de Jean-Baptiste Djebbari au poste de vice-président exécutif chargé du pôle spatial de l’armateur libanais CMA-CGM provoquerait “un risque de mise en cause du fonctionnement indépendant et impartial de la haute administration”. Alors qu’il était ministre des Transports, Jean-Baptiste Djebbari, en charge, notamment, des dossiers liés à l’aviation civile, les applications satellitaires et les transports maritimes, a en effet rencontré à huit reprises les dirigeants de CMA-CGM. La Haute autorité évoque également dans son avis  un “doute légitime quant aux conditions dans lesquelles le ministre a exercé ses fonctions gouvernementales, au regard des principes déontologiques et de l’obligation de prévention des conflits d’intérêts qui s’imposent à lui”. Ainsi, le gendarme du pantouflage considère que l’apparence d’un conflit d’intérêts permet à elle seule de qualifier ce dernier comme tel et peut, sur ce motif, refuser la reconversion professionnelle d’un responsable public. 

En revanche l’instance a rendu deux avis de compatibilité avec réserves, à la fois pour son projet de création d’une société de conseil et pour sa nomination en qualité de membre ou président du conseil d’administration d’Hopium, constructeur automobile spécialisé dans l’hydrogène. La HATVP émet un avis de compatibilité avec réserves dès lors qu’elle considère qu’il existe des risques déontologiques mais que le projet peut quand même être exécuté avec des précautions. Ces dernières, édictées par la HATVP, doivent être respectées sur une période de trois ans. Ainsi, durant ce laps de temps, l’ancien ministre ne peut conseiller une entreprise du secteur des transports ni entreprendre de démarches auprès du ministère des Transports. 

Si un ancien membre du gouvernement ne respecte pas l’avis rendu par la HATVP, celle-ci se réfère au procureur de la République (elle lui transmet le dossier).

Absence de contrôle des reconversions professionnelles des parlementaires dans le secteur privé : un “trou dans la raquette” ?

Si les élus sont tenus, depuis 2013, de transmettre leur déclarations de patrimoine et d’intérêts à la Haute autorité, leur reconversion professionnelle ne fait quant à elle pas l’objet d’une saisine de la HATVP. À l’origine, la commission déontologique pour la fonction publique n’était pas compétente pour juger de la reconversion professionnelle des députés. Par conséquent, lorsque celle-ci a été “absorbée” par la HATVP dans le cadre de la loi de 2019, la question de la reconversion des anciens parlementaires dans le privé n’a visiblement pas été repensée. Il y a donc, de ce point de vue là, un angle mort dans le dispositif législatif. 

Cette absence de contrôle peut poser problème puisque les députés sont eux aussi la cible de débauchages par les grandes entreprises privées et les représentants d’intérêts (lobbyistes). C’est le cas, par exemple, de Michaël Nogal, ex-député LREM devenu récemment directeur général de l’ANIA, principal lobby de l’industrie agro-alimentaire, ou encore de Brune Poirson, ex-secrétaire d’État à la Transition écologique et ex-députée, qui elle non plus n’a pas attendu la fin de son mandat pour rejoindre le géant de l’hôtellerie “Accord”

Par ailleurs, dans une enquête sur “les députés qui pantouflent à la sortie de leur mandat” publiée en juin dernier, le journal Le Monde souligne que la reconversion professionnelle de députés dans le lobbying n’est pas un phénomène récent puisque, sous la XIVème législature (2012-2017), une vingtaine d’anciens députés étaient également enregistrés dans le répertoire des représentants d’intérêts de la HATVP (registre dans lequel les lobbyistes français sont tenus de s’enregistrer). 

“La France a besoin d’élites patriotes qui servent l’intérêt national plutôt que de penser qu’elles sont les mieux qualifiées parce qu’elles sont les mieux payées”

La multiplication des allers-retours public-privé et la porosité qu’elle engendre entre la haute fonction publique et le privé interrogent l’influence du secteur économique sur la décision publique. Peut-on défendre, sur un laps de temps rapproché, des intérêts privés puis l’intérêt général, et inversement ? En 2018, l’ancien ministre Jean-Pierre Chevènement n’a pas hésité à prôner l’interdiction pure et simple du pantouflage, lors de son audition par la commission d’enquête sénatoriale sur les mutations de la haute fonction publique, considérant que “quand on choisit le service public, on s’interdit de pantoufler dans les entreprises, sur lesquelles on a exercé un contrôle soit dans des postes administratifs, soit dans les cabinets ministériels. La France a besoin d’élites patriotes qui servent l’intérêt national plutôt que de penser qu’elles sont les mieux qualifiées parce qu’elles sont les mieux payées”.

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