Projet de loi contre les dérives sectaires créant un délit de provocation à l’abandon de traitement médical : les risques pour la liberté d’expression
Dernière modification : 9 février 2024
Auteur : Jean-Paul Markus, professeur de droit public, Université Paris-Saclay
Liens d’intérêts : aucun
Fonctions politiques ou similaires : aucune
Relecteur : Audrey Darsonville, professeure de droit pénal, Université Paris X Nanterre
Liens d’intérêts : aucun
Fonctions politiques ou similaires : aucune
Secrétariat de rédaction : Loïc Héreng
Source : Site du Sénat
Les discours instillant sans aucun fondement le doute sur des techniques médicales éprouvées prolifèrent. Ils mettent en danger à la fois la santé individuelle et la santé collective. Une réaction du législateur s’imposait donc. Mais le délit prévu est si flou qu’il risque bien d’interdire tout débat sur les techniques médicales.
Un projet de loi a été déposé par le gouvernement au Sénat le 15 novembre, dont l’objet est de renforcer la lutte contre les dérives sectaires. Ces dernières ont pris de l’ampleur avec la crise sanitaire, se développant sous de nouvelles formes dénoncées par la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (MIVILUDES), notamment le dénigrement systématique de certaines techniques médicales pourtant reconnues par le monde scientifique, parfois au profit de remèdes illusoires.
Dans ce projet, un nouvel article du Code pénal (223-1-2) serait ainsi rédigé : “Est punie d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende la provocation à abandonner ou à s’abstenir de suivre un traitement médical thérapeutique ou prophylactique, lorsque cet abandon ou cette abstention est présenté comme bénéfique pour la santé des personnes visées alors qu’il est, en l’état des connaissances médicales, manifestement susceptible d’entraîner pour elles, compte tenu de la pathologie dont elles sont atteintes, des conséquences graves pour leur santé physique ou psychique”.
Un texte “anti-anti-vax” selon certains
Bien des personnalités anti-vaccins, notamment contre la covid-19, se sont insurgées contre ce texte, qui serait liberticide et interdirait toute critique à l’encontre de certaines techniques médicales. Ce nouveau délit est il est vrai calqué dans une large mesure sur celui de “provocation à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou identité de genre ou de leur handicap“, de la loi du 29 juillet 1881 (article 24). En application de cet article 24, le juge pénal a développé une jurisprudence distinguant entre le propos polémique, qui incite à la réflexion ou exprime une opinion politique, sociale ou autre, non répréhensible, et le propos qui encourage la haine et la violence ciblée, répréhensible.
C’est ce modèle que semble adopter le projet de loi, en réprimant les discours, notamment sur des supports internet ou à l’occasion de réunions, qui incitent des individus à abandonner un traitement critiqué où à l’éviter. Ces discours causeraient des troubles non seulement aux récepteurs en tant qu’individus, qui risquent de tomber malade ou de voir leur maladie s’aggraver, mais aussi à la société entière, car un vaccin, par exemple, représente un instrument de santé publique par l’immunité collective qu’il procure.
Critiquer les vaccins sans appeler le public à les boycotter
Incontestablement, ce texte va obliger les personnes opposées à certaines techniques médicales jugées conformes aux données acquises de la science, à nuancer leur discours : par exemple, il sera toujours possible de critiquer les vaccins anti-covid ou les chimiothérapies, mais pas d’appeler le public à les refuser. De la même manière qu’on peut critiquer une religion sans appeler à la haine contre les fidèles de cette religion, on pourrait donc critiquer un traitement médical sans appeler les malades à l’abandonner.
Ce n’est certes pas facile, et cela suppose une argumentation très élaborée de la part de ceux qui mettent en doute ces techniques médicales, s’appuyant sur des écrits scientifiques. Car seuls des écrits scientifiques peuvent permettre de mettre en cause ce que le projet de loi appelle “l’état des connaissances médicales”. Or, les individus récepteurs sur internet ou à l’occasion de réunions sont souvent bien moins perméables aux discours scientifiques qu’aux affirmations simplistes et reposant sur des supposées manipulations.
Reste que ce texte, en l’état, risque de ne pas franchir l’obstacle du Conseil constitutionnel.
Un texte potentiellement liberticide et incohérent
Ce n’est pas nouveau : les charlatans, qu’ils soient face à un patient ou sur internet, sont des dangers pour la santé individuelle et collective. Le charlatanisme consiste à présenter un remède comme miraculeux – alors bien entendu qu’il ne l’est pas. En parallèle, le charlatan incite très souvent à abandonner ou refuser les traitements conformes aux données scientifiques. Il arrive que des médecins versent dans le charlatanisme : dans ce cas, l’ordre peut les radier de la profession, temporairement ou définitivement en vertu du code de déontologie médicale (article R. 4127-39). C’est ce qui est arrivé à certains médecins anti-vaccins, d’où la critique contre ce projet de loi qui serait “anti-Raoult” : si ce délit s’ajoute au code déontologie, les médecins anti-vaccins encourront en plus d’une radiation, une amende et l’emprisonnement.
Lorsque le charlatan n’est pas médecin, soit il préconise personnellement à un individu un remède illusoire, le dissuadant d’aller vers les techniques éprouvées, et il se rend alors coupable d’exercice illégal de la médecine (article L. 4161-1 du code de la santé publique : jusqu’à deux ans et 30 000 euros). Soit il s’exprime sur internet ou en réunion à une communauté d’individus qu’il a réussi à fidéliser. C’est essentiellement ce type de comportement que vise le projet de loi, car il passait entre les mailles des filets du code pénal. Mais le délit est défini de façon si large qu’il risque de viser toute critique et de tourner à la censure au profit d’un discours sanitaire officiel. Ce risque est accru par le caractère flou du texte en l’état.
Un texte trop flou en l’état
Ce texte présente une incohérence, ou au moins une incertitude : est puni le fait de provoquer à abandonner ou s’abstenir de suivre un traitement, lorsque ce traitement ou cet abandon “est présenté comme bénéfique pour les personnes visées” alors qu’en réalité elles courent un risque sanitaire grave “compte tenu de la pathologie dont elles sont atteintes“.
Or, comment celui qui émet dans un média ou lors d’une réunion un discours tendant à abandonner ou refuser un traitement, peut-il savoir que son public “souffre d’une pathologie“ ? Or on l’a dit : soit celui qui critique un traitement médical le fait publiquement et on ne voit pas qui seraient les “personnes visées” souffrant d’une pathologie, ni comment l’émetteur du discours connaîtrait l’état de santé de son public. Soit celui qui critique un traitement le fait dans le cadre d’un entretien avec une ou plusieurs “personnes visées“, dont il connaît les pathologies, tout en leur déconseillant le traitement conforme à la science. Or, le délit d’exercice illégal de la médecine peut s’appliquer : toute personne qui se livre à des diagnostics, des soins ou des conseils médicaux personnalisés commet bien un exercice illégal, quand bien même il ne se ferait pas rémunérer. Et surtout, il existe d’autres délits comme la mise en danger d’autrui (article 223-1 du code pénal), voire la non-assistance à personne en péril lorsque la personne visée encourt un risque vital immédiat, ce qui était le cas pour les personnes atteintes de la covid durant la pandémie (article 223-6 du code pénal).
Un délit mal ficelé pour un réel objectif de santé publique
En somme, ce projet poursuit incontestablement un but sanitaire en visant les personnes qui, en particulier depuis la crise sanitaire, se sont fait un devoir de mettre en doute des techniques médicales pourtant éprouvées, de façon bruyante et sans réelle argumentation autre que l’insinuation : il en va de l’ordre public sanitaire, composante de l’ordre public pouvant justifier des limitations à la liberté d’expression comme l’a affirmé le Conseil constitutionnel le 9 juin 2020. Mais à condition que ces limitations soient nécessaires et proportionnées, et donc claires.
Or, le texte en projet est d’autant moins clair qu’il fait référence à “l’état des connaissances médicales“ pour déterminer le comportement délictueux : où en était l’état des connaissances médicales au début de la pandémie ? Par nature, l’état des connaissances avance avec la contradiction. Si le maintien de l’ordre public justifie d’imposer une modération dans la manière d’exprimer une opinion, il ne saurait permettre en pratique, par la création de délits trop flous, d’interdire toute critique publique ou privée d’une technique médicale. En somme, le délit en projet devrait être mieux ciblé.
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