Procès de la franco-turque Pinar Selek : le jeu de dupes de la justice turque

Création : 3 avril 2023

Juliette Bezat, journaliste

Clotilde Jégousse, journaliste

Vincent Couronne, docteur en droit, envoyé spécial à Istanbul (Turquie)

Ce 31 mars, le cinquième procès de la sociologue franco-turque Pinar Selek s’est tenu à Istanbul. Exilée en France depuis 2011, elle a suivi l’audience depuis le siège de la Ligue des droits de l’Homme à Paris. Le tribunal ayant refusé d’entendre Pinar Selek depuis le sol français, ce dernier a maintenu le mandat d’arrêt international et demandé explicitement son extradition aux autorités françaises et à Interpol afin qu’elle soit entendue. Le procès a été renvoyé au 29 septembre.

Un symbole soigneusement choisi. Pinar Selek a suivi son audience depuis les locaux de la Ligue des droits de l’Homme dans le 18e arrondissement de Paris, l’association qui avait été créée pour défendre Dreyfus.

C’est dans une petite pièce aux murs jaunes qu’elle attend des nouvelles de sa soeur et de ses avocats, entourée d’une vingtaine d’amis et de soutiens, arborant des autocollants blancs et violets, “Justice pour Pinar Selek”. Malgré la gravité du moment, l’ambiance est calme et chaleureuse : on s’embrasse, se serre dans les bras et surtout, on suit avec attention les évolutions de l’audience.

Alors que les différentes issues possibles sont discutées, l’une des membres du comité de soutien lance en conclusion : “La justice turque est si arbitraire. On peut s’attendre à rien. Ou plutôt, on peut s’attendre à tout !”

Un soutien “massif et international” qui dérange

À Istanbul, une impressionnante équipe d’une cinquantaine d’avocats plaide pour le retrait du mandat d’arrêt international et la décision d’enfermement immédiat visant la sociologue, autrice de Parce qu’ils sont arméniens (éditions Liana Levi, 2015, 12 €), ainsi que pour son acquittement définitif.

La police nous a nassés et empêché toute déclaration de soutien devant les médias

Devant la salle du tribunal, des policiers parmi lesquels des agents anti-émeute ont été déployés. Le matin-même, alors que des soutiens proches de Pinar Selek devaient s’exprimer à l’occasion d’une conférence de presse, le gouverneur et le district ont pris un arrêté visant à l’interdire.

“La police nous a nassés et empêché toute déclaration de soutien devant les médias”, s’est indigné sur Twitter Jean-Luc Romero Michel, soutien de la chercheuse, activiste et adjoint à la Mairie de Paris présent à Istanbul. L’un de ses avocats français, Martin Pradel, s’est lui aussi étonné du comportement des policiers : “C’est la troisième fois que j’assiste à l’un de tes procès et il n’y a jamais eu le moindre débordement dans aucune des manifestations qui ont précédé ces audiences. Les gens qui viennent le font dans un esprit profondément pacifiste, dans l’esprit qui est le tien, Pinar.

Ce soutien massif et international est un soutien qui dérange

Nous n’avons pas compris les raisons pour lesquelles nous avons été nassés par les autorités, qui nous ont encerclés pour nous empêcher de parler aux journalistes présents sur place”. Et de conclure : “Ce soutien massif et international est un soutien qui dérange”.

Un procès sous haute surveillance française

Dans la salle de la 15e chambre de la cour d’assises d’Istanbul, les avocats ont pris place, pendant que les élus étaient appelés à entrer – dont l’ancienne maire et actuelle première adjointe de Marseille, Michèle Rubirola, les députées LFI Pascale Martin et Elise Leboucher, l’adjointe à la mairie de Strasbourg Véronique Bertholle (EELV) ou encore la conseillère de Paris Raphaëlle Rémy-Leleu (EELV) –, suivis de la presse, et du reste de la délégation de 80 personnes venues de France : chercheurs, militants, amis de Pinar Selek mais aussi le consul de France à Istanbul. Le président de la cour fait alors la lecture de la décision de la Cour suprême qui demande à la cour d’assises de condamner Pinar Selek pour acte de terrorisme.

Ce sera l’un des points du débat, mais curieusement pas devant la cour, du moins pas officiellement. Avant de se retirer pour le délibéré, le président de la cour, une fois la salle d’audience vidée, enlève sa robe de magistrat et s’approche des avocats français pour leur poser des questions sur le système judiciaire en France. Une cour d’appel, saisie sur renvoi de la Cour de cassation, est-elle liée par la décision des hauts magistrats, ou bien peut-elle s’en écarter, voire lui résister ?

La Cour de cassation peut-elle juger le fond d’une affaire, comme l’a fait la Cour suprême turque en réclamant la condamnation de Pinar Selek ?

Dans le café de la rive européenne d’Istanbul où la délégation de soutien s’est réunie pour débriefer l’audience, un petit groupe d’avocats s’est assis par terre, dans un coin, pour revenir sur cet étrange moment d’échange entre un juge turc et des avocats français. Seyda Selek, devenue avocate pour défendre sa soeur – c’est dire la durée excessive de ce procès hors normes –, questionne ses confrères venus de France. La Cour de cassation peut-elle juger le fond d’une affaire, comme l’a fait la Cour suprême turque en réclamant la condamnation de Pinar Selek ? La réponse est négative. En Turquie non plus, d’ailleurs, la Cour suprême n’était pas censée trancher cette question, et aurait dû s’en tenir aux points de droit.

Le jeu de dupes de la justice turque : un procès honnête sur la forme

Beaucoup dans la délégation ont le sentiment que cette décision de la Cour suprême facilite le travail du président de la cour. En condamnant Pinar Selek, il ne ferait que suivre sa hiérarchie judiciaire. Exit donc les états d’âmes sur son innocence, pourtant démontrée à quatre reprises par cette même justice turque.

L’accueil dans l’imposant palais de justice d’Istanbul a pourtant été soigné. La veille du procès, décision a été prise par la cour de repousser l’audience à l’après-midi, afin d’avoir une salle plus grande et pouvant accueillir l’ensemble – ou presque – de la délégation. Tout au long du procès, le président de la cour a scrupuleusement respecté les procédures, mais aussi les formes. Les avocats français ont été autorisés à plaider, et le président d’insister : les avocats français sont les bienvenus à ce procès, et continueront à l’être.

… Mais biaisé sur le fond

Le procureur, en revanche, n’a pas eu ces précautions, prétendant apporter la preuve qu’un attentat avait bien eu lieu sur ce marché d’Istanbul en 1998, alors que toutes les expertises ont conclu à une fuite de gaz. Pinar Selek, à l’époque des faits, était d’ailleurs en prison pour son travail de chercheuse sur les minorités.

Mais le procureur ne faisait que dire tout haut que ce que le président de la cour, se sentant observé par une salle remplie d’observateurs, pensait probablement tout bas. Car la réponse des avocats français, qui lui affirmaient qu’en France, une cour d’appel n’est pas tenue de suivre la position de la Cour de cassation, semblait ne pas du tout lui convenir. Lui aurait préféré entendre que dans ce régime en de nombreux points comparable à la France – en 2008, la décision Salduz contre Turquie de la Cour européenne des droits de l’homme condamnait un régime de la garde à vue identique au régime français, provoquant son annulation en France en 2010 –, que les juges du fond sont hiérarchiquement soumis aux juges du droit. À l’évidence, la cour d’Istanbul n’a pas l’indépendance suffisante pour s’écarter de la position de la Cour suprême : il faut condamner Pinar Selek à une peine d’emprisonnement à la perpétuité pour avoir participé en 1998 à la commission d’un attentat à la bombe qui a fait 7 morts. Fin de l’histoire ? Pas vraiment, car à l’issue de l’audience, la cour a décidé de reporter le procès au 29 septembre, soit après les élections présidentielle et législatives de mai, où Tayyip Erdogan pourrait perdre son siège. La demande de report, demandée par les avocats de Pinar Selek, a donc été entendue. Mais c’est seulement parce qu’elle veut se donner les chances d’avoir enfin Pinar Selek dans le box des accusés, en Turquie, en comptant sur une extradition d’ici-là par la France.

La justice turque demande à la France d’extrader Pinar Selek

Mais désormais, pour Pinar Selek, un énième combat commence. Un combat qu’elle devra mener “ici, plus que là-bas” : celui contre sa potentielle extradition vers la Turquie par l’État français.

En 2017, après six ans passés en France, la sociologue a acquis la nationalité française. Une qualité qui devrait la protéger, étant donné que la France n’extrade plus ses nationaux depuis 1820. Cependant, l’article 696-4 du Code de procédure pénale, issu de la loi du 9 mars 2004, précise que la nationalité de la personne réclamée est “appréciée à l’époque de l’infraction pour laquelle l’extradition est requise”. Or, le 9 juillet 1998, date de l’explosion du bazar aux épices à laquelle elle est accusée d’avoir collaboré, Pinar Selek n’était pas encore française.

En théorie, elle pourrait être extradée. D’autres binationaux l’ont d’ailleurs été avant elle. En 2019, l’ex policier franco-argentin Mario Sandoval, qui résidait en France et avait été naturalisé français en 1997, avait été extradé vers l’Argentine pour des faits commis entre 1976 et 1983. Mais l’histoire semble aujourd’hui bien différente. Tandis que Mario Sandoval était un criminel de guerre, dont la culpabilité ne faisait alors aucun doute, Pinar Selek est une sociologue et militante qui, aux yeux du monde, est surtout la victime d’une machination judiciaire, l’indépendance de la justice en Turquie n’étant plus suffisamment assurée, surtout depuis le coup d’État raté de 2016. La loi française prévoit que le gouvernement ne peut autoriser l’extradition si “le tribunal n’assur[e] pas les garanties fondamentales de procédure et de protection des droits de la défense”, ou encore si l’extradition “est demandée dans un but politique”. Un but politique aisément démontrable, puisque Pinar Selek, avant d’être naturalisée française, avait bénéficié du statut de réfugié, justement pour les poursuites dont elle faisait déjà l’objet dans l’affaire de l’explosion du bazar aux épices.

La France continuera de lui apporter le soutien qu’elle lui a toujours accordé depuis le début

En pratique, une réponse favorable de la France semble donc hautement improbable. Pinar Selek bénéficie d’ailleurs de la protection académique de l’université de Strasbourg et de la protection de l’État français sur le territoire national, comme l’a rappelé le ministère de l’Europe et des affaires étrangères, en réponse à une question de la sénatrice Céline Brulin, en décembre 2022. Une réponse que le ministère terminait alors par ces mots : “La France continuera de lui apporter le soutien qu’elle lui a toujours accordé depuis le début”.

Et quand bien même le gouvernement français décidait de l’extrader, les recours judiciaires en France et devant le Cour européenne des droits de l’homme devraient permettre de bloquer son renvoi en Turquie, où elle serait immédiatement incarcérée.

Dans un message depuis Paris à ses soutiens, vendredi soir, Pinar Selek, harassée par 25 ans de procès mais ne perdant pas espoir, a bien résumé l’état d’esprit de ses soutiens : “le processus n’est pas terminé, je me sens épuisée, mais les loups blessés sont féroces”.

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