Procès Adecco pour fichage ethnique : “Peu importe le chiffre, ils sont condamnés”
Autrice : Clotilde Jégousse, journaliste
Relecteur : Vincent Couronne, chercheur associé en droit européen au centre de recherches Versailles Institutions Publiques, enseignant en droit européen à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye
L’agence d’intérim est condamnée à 50 000 euros d’amende pour fichage à caractère racial et discrimination à l’embauche. Une victoire pour les associations, qui portent le dossier depuis 23 ans.
“C’est toute une vie qui défile. Quand ça a commencé, je n’étais pas grand-père. Aujourd’hui, j’ai une petite fille de 20 ans.”
Les yeux de Maître Jacky Benazerah brillent et ses mots se bousculent, chargés de souvenirs dont lui seul a le secret. Au deuxième étage du tribunal correctionnel de Paris, le 11 janvier dernier, l’avocat de SOS racisme, de la Maison des Potes et de sa Fédération Nationale délivrait sa dernière plaidoirie, après 51 ans de barreau. Et elle était pour les 500 travailleurs que l’agence d’intérim Adecco était accusée d’avoir fichés, jusqu’en 2001, dans une liste intitulée “PR4”.
Un registre composé à 99% de personnes de couleur, que l’entreprise et ses dirigeants ont toujours nié avoir constitué sur ces critères, expliquant successivement les avoir mis de côté pour des raisons “d’adaptabilité” – des difficultés à lire, écrire et compter notamment – et de “présentation”. Lors du jugement rendu ce mercredi 13 mars, le troisième à l’encontre d’Adecco pour des faits de discrimination, le tribunal a contredit cette version, point par point.
“PR4 correspond à un fichage ethnique”
Dans un premier temps, la présidente a jugé les explications concernant le fichier PR4 “incohérentes” et “inapplicables dans la définition qui était donnée”. Lors de l’audience du mois de janvier, les avocats des plaignants avaient mis en avant la présence dans la liste de personnes scolarisées en France, titulaires de diplômes, dont certains en comptabilité.
Le tribunal a rappelé que plusieurs témoignages concordants, déposés par des personnels de l’entreprise ayant travaillé à des périodes différentes, avaient fait état d’un “code pour marquer la couleur de peau”. Et de conclure : “il est donc établi que le critère PR4 correspond à un fichage ethnique”. Celui-ci est interdit par l’article 8 de la loi du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, codifié à l’article 226-19 du code pénal.
Les associations ne peuvent néanmoins se porter partie civile dans le cadre du délit de fichage racial que depuis une loi de 2004, qui a modifié l’article 2-1 du code de procédure pénale. “C’est l’une des raisons pour lesquelles cette affaire a duré aussi longtemps”, explique Samuel Thomas, président de l’association de lutte contre la discrimination La Maison des potes. “Au moment où je porte plainte, les associations sont encore irrecevables, et il n’y a pas de jurisprudence pour fichage à caractère racial.” Pendant près de quinze ans, il a milité auprès des juges d’instruction – sept au total ont eu le dossier entre les mains – pour que cette qualification des faits puisse être retenue.
Offre d’emploi subordonnée à un critère d’origine
Outre le délit de fichage ethnique, la société Adecco et deux de ses dirigeants étaient poursuivi pour discrimination. Un délit, prévu à l’article 225-2 du code pénal, particulièrement difficile à caractériser dans ce dossier puisqu’aucun des plaignants n’avaient reçu de notification explicite de refus de candidature ou de mission. Personne ne sait non plus de quels postes ils ont été tenus à l’écart.
Interrogé lors de l’audience du mois de janvier, l’ancien directeur de l’agence parisienne mise en cause avait assuré n’avoir “jamais pratiqué la discrimination” et précisé que “les gens qui se trouvaient sur le fameux listing avaient tous travaillé”. Néanmoins, pas sur des missions pour lesquelles il y aurait eu “trop de probabilités que leur intégration se passe mal”. Pourquoi ? “Parce que des entreprises utilisatrices demandaient une certaine rigueur”.
L’argument n’a pas convaincu le tribunal, qui a jugé qu’à travers cette liste, la société Adecco opérait un “filtrage en fonction de la couleur de la peau” et subordonnait donc ses offres d’emploi à un critère d’origine, interdit par l’article 225-1 du code pénal. Un raisonnement déjà éprouvé en 2007 par la cour d’appel de Paris, dans un procès similaire à l’encontre d’Adecco et L’Oréal.
“Atteinte grave au pacte républicain”
Alors que le dirigeant de l’agence mise en cause et le directeur général d’Adecco France étaient conscients de la situation, ces derniers n’ont pris “aucune mesure pour y mettre fin”, a expliqué la présidente du tribunal. À ce titre, leur responsabilité pénale est engagée aux côtés de la société.
Si les faits remontent à plus de vingt ans – période au cours de laquelle Adecco a justifié avoir pris des mesures rectificatives – pour le tribunal, ils constituent une atteinte grave “à la dignité humaine et aux droits fondamentaux garantis par la déclaration universelle des droits de l’Homme”, ainsi qu’au “pacte républicain consacré par la devise ‘Liberté, Égalité, Fraternité’”.
La société Adecco est donc condamnée à 50 000 d’amende et devra verser, au titre du préjudice moral, 1 200 euros aux 20 plaignants qui ont pris part au dossier. En revanche, le préjudice économique – le manque à gagner qu’a pu constituer une inscription sur cette liste – n’est pas été retenu. Pour le tribunal, il n’est “pas en lien direct avec les délits commis”. Une décision que regrette Maître Jacky Benazerah : “On n’a jamais pu savoir à combien de missions les plaignants n’avaient pas eu accès à cause du fichage. Il aurait fallu faire appel à des experts statisticiens et, à l’époque, les questions de discrimination n’intéressaient pas la justice”.
La société Adecco est également condamnée à verser à chacune des trois associations 20 000 euros de dommages et intérêts. En plaçant 500 personnes sur une liste en raison de leur origine, elle a “porté atteinte au principe de dignité morale qu’elles défendent”, selon le tribunal.
La peine prononcée est bien loin des attentes des avocats. Lors de l’audience du 11 janvier, ils avaient demandé des dommages et intérêts “inhabituels” pour la justice française : un million d’euros pour les parties civiles, et 500 000 euros pour le fonctionnement des cabinets. De quoi couvrir 23 ans de procédure, et permettre aux associations de “poursuivre leurs actions”. Pour autant, dans les couloirs du tribunal que les protagonistes du procès ont bien du mal à quitter, les sourires sont de rigueur : “Peu importe le chiffre, ils sont condamnés”.
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